Le livre de Vanessa Codaccioni, maître de conférences à l’université Paris 8, est un excellent travail de sociohistoire, tiré de la thèse de doctorat que l’auteure a rédigée sous la direction de Frédérique Matonti et qu’elle a soutenue en novembre 2011 à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. L’ouvrage aborde plusieurs thèmes classiques de l’historiographie et de la sociologie politiques – Guerre froide, Parti communiste français (PCF), guerres d’Indochine et d’Algérie – et, partant, il se confronte avec un grand nombre de contributions scientifiques que l’auteure maîtrise avec sûreté et qu’elle réexamine par son ample recherche archivistique, aussi bien que par ses interviews de témoins et son large dépouillement de périodiques et de quotidiens. Malgré le sous-titre – qui nous fait penser aux affaires internes au PCF – et bien que la typologie des sources inédites relève surtout du champ policier et judiciaire – fonds du ministère de
En effet, l’expression « procès politique » n’est pas à entendre au sens juridique du terme ni au sens disciplinaire ou statutaire, mais dans une perspective interactionniste. Le « procès politique » – à écrire entre guillemets, comme le suggère l’auteure, pour dissiper toute équivoque – est plutôt le fruit d’une configuration conflictuelle où s’affrontent l’État républicain et le PCF. Il s’agit d’un antagonisme bipolaire plus que d’un conflit au sens de Julien Freund : les deux partenaires ne viseraient pas à se détruire l’un l’autre, mais bien à combattre pour neutraliser leurs outils de conditionnement mutuel. La formule « procès politique » vient de l’idée que ce duel inégal prend une certaine forme en fonction des intérêts particuliers des acteurs concernés et de leur capacité à politiser les enjeux. L’État, qui impose l’interprétation orthodoxe de la loi, évalue la compatibilité du PCF avec les principes républicains, alors que le parti se fait porteur d’une norme républicaine alternative à celle du gouvernement, des préfets, de la police, de la magistrature, de l’armée.
Au-delà de la disparité de ressources, les forces antagonistes sont formellement sur le même plan car elles mettent en place deux stratégies de politisation du droit : celle de l’État instrumentalise la justice afin de réprimer les « menées » du parti ; celle du PCF utilise cette répression et les rituels – policiers, judiciaires, etc. – qui en découlent pour des fins de légitimation de son rôle politique et de protection de son groupe dirigeant. Tout en se disant victime de la répression, guide du « peuple » et héraut de la « vraie » Nation, le parti, à son tour, punit les membres qui ne respectent pas ses modalités d’opposition antiétatique et qui dépassent le seuil de radicalité consenti par l’appareil. De l’extérieur, le PCF apparaît comme le membre indiscipliné et hétérodoxe d’une grande organisation, l’État français, qui s’active pour protéger ses normes internes et pour les légitimer ; en son sein, le parti établit les règles du combat contre l’État et applique son code coutumier contre ceux qui enfreignent ses normes partisanes.
Le livre se compose de deux parties chronologiques et thématiques, dont le fil rouge est l’analyse des « procès politiques » pour des crimes d’« atteinte à la sûreté de l’État ». La première partie va du début de la Guerre froide jusqu’en 1954, et traite de plusieurs épisodes et contextes de conflictualité État-PCF : les grèves d’avril 1947, la lutte pour la paix, la manifestation contre « Rigdway la Peste », les mobilisations contre la guerre en Indochine. La deuxième partie est dédiée à l’attitude changeante du PCF face à la guerre d’Algérie et à ses initiatives dans le territoire métropolitain ainsi qu’outremer.
Pendant la guerre d’Indochine, le PCF mit en place un vaste répertoire d’actions qui visait à délégitimer l’engagement militaire de
Même si les « punitions » infligées au PCF pendant la Guerre froide s’insèrent dans le sillon de l’anticommunisme d’État de
Ces dynamiques vont changer lors de la guerre d’Algérie. Face à un conflit qui bouleversait trois départements de France, la répression des attitudes antinationales se fit acharnée, souvent au-delà des limites légales, et le PCF adoucit sa stratégie de provocation politique. Il s’agit d’une ligne instable, qui se modifiait au fur et à mesure des évènements, et qui se justifiait par deux raisons : la peur d’être déclaré hors la loi, comme le Parti communiste algérien (PCA) en 1955 ; mais aussi le désir de ne pas gaspiller son capital de crédibilité « nationale », surtout sous le gouvernement de Guy Mollet entre 1956 et 1957. Cette « prudence légaliste » n’allait pas de soi et le PCF dut gérer plusieurs cas de militants qui devenaient « porteurs de valises » pour le FLN. La déstalinisation, la détente internationale et l’avènement de la nouvelle gauche remettaient en cause l’homogénéité d’un parti qui se voyait « doubler » par l’anticolonialisme gauchiste. Ce fut celui-ci, par ailleurs, qui fut la cible principale de la répression en métropole.
Officiellement, le mot d’ordre du PCF était d’opérer dans l’armée afin de délégitimer la raison d’être du conflit ; officieusement, le parti autorisait entre 1957 et 1958 la désobéissance antimilitariste et il y eut quelques dizaines de « soldats du refus » dans ses rangs. Aussi, il organisa un « pont aérien » Paris-Alger pour permettre le déplacement des avocats militants, véritables Cause Lawyers censés défendre les militants algériens réprimés. Dépourvues de la visibilité qu’avaient les affaires d’avant 1954, ces activités n’allaient pas déboucher sur l’édification d’un panthéon de héros et même la défense judiciaire des militants poursuivis fut assujettie aux exigences variables, parfois contradictoires, du parti.
Après la fin de la guerre d’Algérie, le PCF allait établir un rapport moins ambigu avec les institutions républicaines.
En conclusion, le livre de Vanessa Codaccioni jette une lumière originale et stimulante sur un sujet historique – le PCF et l’État – largement creusé mais loin d’être épuisé. Limiter la première partie du livre à l’analyse de l’opposition contre la guerre en Indochine aurait peut-être donné plus de symétrie au travail, en concentrant la recherche sur la stratégie anticoloniale communiste. D’autant plus que les chapitres sur la guerre de 1954-1962 offrent un contrepoint utile à ceux sur la guerre de 1946-1954, et que l’auteure souligne fréquemment les différences dans l’attitude du PCF face à ces deux conflits. À part cet aspect marginal, le livre de Codaccioni est un ouvrage remarquable qui démontre une fois de plus les vertus heuristiques de l’interdisciplinarité, en empruntant une démarche méthodologique qui harmonise la conceptualisation sociologique et le goût du détail historiographique, l’étude de la machine organisationnelle – partisane ainsi qu’étatique – et l’exploration des trajectoires individuelles et des cas biographiques.