Le livre d’Alexandre Sumpf, publié dans la collection « Mondes russes et est-européens » de CNRS Éditions, est issu d’une recherche doctorale qui a valu à son auteur le prix de la meilleure thèse en histoire sociale décerné par
L’auteur analyse la rencontre entre les agents du nouvel appareil étatique bâti par les bolcheviks et les paysans russes, à travers l’étude d’une institution mise sur pied après la période de la révolution et encore en pleine guerre civile. Il s’agit de la Direction générale de l’Éducation politique (Glavpolitprosvet), chargée à partir de la fin 1920 de mener la « propagande étatique du communisme ». Le Glavpolitprosvet resta actif durant toutes les années 1920, jusqu’à son démantèlement brutal en 1930, au moment du « Grand Tournant » de la collectivisation forcée des campagnes. L’effort de propagande du communisme ne fut nullement limité à cette partie de la population et au milieu rural. Mais c’est spécifiquement pour rallier les paysans au nouveau régime que, non sans débats animés en son sein, fut poussée l’institutionnalisation de l’éducation politique sous la forme d’une organisation étatique distincte des structures du parti et de l’Armée rouge, qui avaient assumé la propagande communiste après
Alexandre Sumpf montre ainsi comment la définition soviétique de « l’éducation politique » fut étroitement liée aux perceptions que les dirigeants bolcheviks avaient des paysans russes comme groupe à part au sein de la population, à la fois majoritaire et distant. En cela, ils héritaient de représentations largement partagées au sein des milieux de l’intelligentsia russe dans la période pré-révolutionnaire, que l’auteur attribue à la tradition russe « populiste » (notamment à travers l’allusion à la « marche au peuple » des étudiants russes dans les années 1870) sans rendre tout à fait compte de la diversité et des contradictions de cette mouvance. Alexandre Sumpf insiste, tout au long de son travail, sur les préjugés des dirigeants bolcheviks à l’égard des paysans, et montre comment ces préjugés, largement empreints de fatalisme, non seulement pesèrent sur la définition de leurs objectifs en matière d’éducation politique, mais les conduisirent aussi à éviter toute évaluation digne de ce nom des résultats de l’éducation prétendument mise en œuvre.
La décennie 1920 est minutieusement scrutée par l’auteur, à la fois attentif à la chronologie de l’institution étudiée, aux sinuosités de la politique soviétique envers les paysans, et aux enjeux sociaux et culturels de leur entreprise. La première partie (« L’État propagande soviétique ») fixe le cadre institutionnel et retrace les étapes de l’implantation de l’appareil d’éducation politique sur le terrain. L’enquête privilégie le territoire administratif de la province de Moscou, en s’appuyant sur l’exploitation d’une masse impressionnante d’archives de divers organes et de différents niveaux : archives des institutions gouvernementales et administratives au niveau fédéral, au niveau de la République de Russie (RSFSR) et à l’échelon local, dans la province de Moscou ; archives du parti, à la fois centrales et locales ; archives de syndicats ; fonds privés, au premier rang desquels celui de Nadežda Krupskaja, compagne puis veuve de Lénine et dirigeante du Glavpolitprosvet depuis sa création jusqu’à son démantèlement décidé par le parti, désormais aux mains de Staline. L’auteur a dépouillé la presse gouvernementale, notamment la dizaine de périodiques publiés sous la direction du Glavpolitprosvet, et celle du parti. Il a également visionné des documents cinématographiques, dont la contribution à la propagande est analysée et qui fournissent parfois, pour les films « documentaires » (par distinction avec les films proprement conçus comme « éducatifs »), la possibilité de confronter aux ambitions du pouvoir soviétique, désireux d’établir le contact avec la population paysanne, la réalité moins reluisante du terrain (p. 79, 159).
Cette documentation est donc d’abord exploitée, dans la première partie (chapitres 1 et 2), pour montrer comment, depuis les bureaux moscovites du Glavpolitprosvet jusqu’à l’échelon local, dans les sections de province, d’arrondissement et de canton, fut mis en place tout un système administratif spécifiquement consacré à l’éducation politique. L’étude de cet édifice bureaucratique conduit l’auteur à constater combien la logique de l’organisation administrative l’a emporté sur le suivi du travail éducatif proprement dit. Sur le terrain, la position des agents de l’éducation politique apparaissait mal assurée auprès de la population, dépendants qu’ils étaient de supérieurs locaux peu contrôlés – en dépit de la manie soviétique des enquêtes –, et toujours en quête de subsides.
Précisément, l’auteur montre dans la deuxième partie comment le manque de moyens a pu constituer, pour les éducateurs politiques de terrain, une façon de mettre en question les objectifs définis par les dirigeants soviétiques. Intitulée « Le visage vers la campagne ! », cette partie se concentre sur l’espace villageois, en étudiant en particulier le lieu conçu comme le centre de l’éducation politique dans les campagnes, l’izba-čital’nja. L’auteur choisit de ne pas traduire cette expression, rejetant par exemple la solution proposée par le linguiste français André Mazon : « isba-salle de lecture » (1920). Le terme est apparu en russe pendant
La troisième et dernière partie (chapitres 6 à 8) s’intéresse à l’agent local de l’éducation politique au village (« L’izbač, amateur paysan ou professionnel soviétique ? »). L’izbač, chargé de faire fonctionner l’izba-čital’nja au village, n’était en réalité qu’un des multiples acteurs de l’éducation politique soviétique. Alexandre Sumpf se penche d’abord en détail (chapitre 6) sur la définition jamais aboutie d’une politique de recrutement de ces éducateurs politiques ruraux par les bolcheviks, et sur la « carrière » de ceux qui furent retenus. C’est, surtout, l’exclusion constante des paysans eux-mêmes de ces fonctions, au bénéfice des membres de l’intelligentsia rurale, qui est frappante. Pourtant les instituteurs étaient regardés avec méfiance, souvent soupçonnés de proximité avec les socialistes-révolutionnaires et, dans les années 1920, de « déviation culturelle » dans l’éducation des adultes, c’est-à-dire d’apolitisme. Les bolcheviks tentèrent bien de mobiliser les vétérans de l’Armée rouge, que l’auteur décrit comme des soldats démobilisés « surmobilisés » par le régime. Issus dans leur majorité de la paysannerie, mais supposés avoir été transformés par la défense du régime communiste au combat, ils furent appelés à jouer un rôle éminent dans le travail d’éducation politique à la campagne, apparemment sans grand succès (p. 252). La composante principale du groupe des izbači semble avoir été formée des membres de la Jeunesse communiste, le Komsomol, alors même qu’il n’y avait pas de lien institutionnel direct entre ce dernier et l’administration du Glavpoliprosvet, qui considérait les jeunes communistes comme insuffisamment formés et difficiles à contrôler. Il est difficile d’avoir un portrait sociologique très clair de ces izbači, dont l’assimilation à une « profession » n’est guère possible même au vu des catégories statistiques soviétiques. C’est notamment dû au fait, abondamment souligné par l’auteur, que le cumul de fonctions était la règle pour les agents locaux de l’État soviétique et du parti communiste dans les campagnes. Le Glavpolitprosvet chercha bien à mettre en place un système de formation continue des izbači, que l’auteur replace dans le cadre plus global de la formation des élites soviétiques, en insistant sur les organes chargés de ce qu’on pourrait appeler la « formation de formateurs » pour l’éducation politique communiste (chapitre 7). Mais il y avait un fossé entre ceux qui pouvaient fréquenter ces centres de formation et les izbači qui devaient faire fonctionner les salles de lecture de villages et autres « coins rouges », eux-mêmes théoriquement placés dans la dépendance d’une izba-čital’nja « centrale » au niveau du canton (l’auteur fournit notamment en exemple les cartes de la répartition de ces structures dans les cantons de l’arrondissement de Klin, au nord de la province de Moscou). Or la deuxième partie de l’ouvrage a justement permis de montrer que les structures villageoises de l’éducation politique étaient marquées par le caractère intermittent de leur fonctionnement, par l’instabilité de leur ancrage territorial et par leur faible pouvoir d’attraction sur