Après des travaux sur l’époque révolutionnaire et la guerre civile – dont une histoire de la Révolution russe traduite en français –, Orlando Figes s’est intéressé à l’histoire du stalinisme. Son ouvrage, Les Chuchoteurs, paru en anglais en 2007, destiné au grand public, invite le lecteur à réfléchir à l’« influence sur la vie personnelle et familiale » du système répressif soviétique, à en déployer l’impact sur la vie quotidienne et intime des Soviétiques (p. 43). Il s’articule ainsi autour de nombreux témoignages de victimes de la répression, recueillis essentiellement à Moscou et à Saint-Pétersbourg sur près d’une dizaine d’années, par l’association russe Memorial, très active dans la collecte de documents et de matériaux relatifs aux répressions soviétiques [1] . L’ouvrage permet ainsi de suivre de nombreux parcours de vie de Soviétiques pris dans la machine répressive stalinienne, auxquels l’auteur laisse de nombreuses pages pour se déployer et se faire entendre. Il s’inscrit en ce sens dans un certain retour à la subjectivité et aux parcours individuels, initié par de nombreuses recherches sur l’URSS qui s’appuient notamment sur les témoignages, les journaux et les écrits intimes [2] .
Les Chuchoteurs ne se présente donc pas comme une histoire globale de la terreur stalinienne, ni d’aucun de ses aspects précis. De l’aveu même de l’auteur, le livre « n’élucide pas les origines de la terreur, ni ne suit l’histoire du Goulag ». Il tend même sur ce point à ignorer l’historiographie foisonnante sur le sujet, pour présenter un cadre explicatif simple, voire simpliste, que reflète le découpage classique en chapitres suivant les grandes ruptures de l’histoire soviétique qui servent de cadre à l’écriture des expériences individuelles (collectivisation, Grande Terreur de 1937, Seconde Guerre mondiale, ruptures entrecoupées de période d’accalmie). La bibliographie se limite d’ailleurs aux sources, sans historiographie, et la longue série des entretiens réalisés qui la compose largement laisse entrevoir l’accent fondamental donné à l’ouvrage.
Le projet est bien plutôt, selon l’auteur, de montrer « comment l’État policier a pu s’enraciner dans la société et amener des millions de personnes ordinaires à observer passivement ou à collaborer avec son système de terreur. Le vrai pouvoir et l’héritage durable du régime stalinien ne se trouvent ni dans les structures de l’État, ni dans le culte de la personnalité, mais dans le stalinisme qui s’est insinué en chacun des Soviétiques » (p. 48). Cette insinuation passe par l’adoption d’attitudes nouvelles face au régime, que l’auteur met en relief notamment dans le chuchotement. Le terme est ambigu, en russe comme en français, et évoque la précaution de la voix basse autant que la délation soufflée à l’oreille de la police politique. La peur de la répression s’insinue ainsi dans tous les récits de vie sous la forme d’une parole voilée ou d’un non-dit qui pèse sur des vies entières. Les pages les plus touchantes de l’ouvrage concernent notamment les enfants de condamnés ou les réprimés eux-mêmes, incapables d’évoquer leurs épreuves, même à leur époux ou à leurs amis.
Un travail d’une telle ampleur porte inévitablement à
La méthode peut également paraître discutable. Les premiers chapitres reposent sur une historiographie en amont déjà aboutie. Mais l’ouvrage perd en profondeur d’analyse sur certaines séquences – comme les années entre
Il s’agissait clairement pour l’auteur de laisser la parole aux témoins et de donner du relief à leurs expériences personnelles. Et sur ce point, l’ouvrage est une réussite. La réserve vient peut-être de l’écart croissant entre l’historiographie russe, quasi positiviste dans son attachement aux documents, une histoire française, plus analytique, et cette frange de l’historiographie anglo-saxonne, encline à
[1] Ce travail de collecte est largement accessible sur le site de l’auteur : http://www.orlandofiges.com/familyHistory.php [lien consulté le 4 septembre 2014].
[2] Pour un large panorama, voir notamment le numéro spécial des Cahiers du monde russe relatifs aux « écrits personnels. Russie XVIIIe-XXe siècles » paru en 2009 (vol. 50, 2009/1, http://monderusse.revues.org/7033).
[3] Jochen Hellbeck, Revolution on My Mind: Writing a Diary under Stalin,