Il existe aujourd’hui, à propos de l’évolution des idées politiques et sociales en France dans les années et les décennies qui ont suivi les événements de Mai 1968, un récit dominant, qui vaut pour une partie des protagonistes de la période et la plupart des historiens du monde intellectuel contemporain. L’histoire de la pensée française depuis trois ou quatre décennies y est généralement dépeinte comme ayant connu une « révolution conservatrice », soit un mouvement profond de « restauration intellectuelle [1] ». Certes, de nombreuses divergences existent, à partir de ce socle narratif commun, quant au contenu précis, à l’étendue sociale, à la chronologie et aux acteurs centraux de ce retournement idéologique. Mais très nombreux sont les interprètes de cette époque s’accordant pour voir dans les années 1970, et surtout les années 1980, un moment de déplacement du centre de gravité politique de la vie intellectuelle nationale de la « gauche » vers le « centre » ou la « droite ». « Retour du sujet », déclin de l’anti-humanisme qui auraient caractérisé la « pensée 68 », « empire du sens » plutôt que du signe, victoire de « l’idéologie antitotalitaire » : telles sont quelques-unes des appellations en circulation afin de qualifier ce changement perçu comme un recentrement, voire une dépolitisation de l’idéologie dominante [2] . Post-marxisme, post-structuralisme, post-modernisme : la fortune du préfixe « post- » pour définir, depuis les années 1970, une partie de ces mouvements de l’esprit, est aussi le symptôme que la période s’exprime et se réfléchit comme un moment de rupture et, pour certains, de désillusions, vis-à-vis des promesses que l’histoire semblait jusqu’alors contenir.
Certains ont proposé des explications à ce tournant intellectuel et politique, en retrouvant le plus souvent des régularités que l’histoire et la sociologie des mondes intellectuels ont éprouvées de longue date pour d’autres périodes historiques [3] . En effet, la « révolution conservatrice » de la pensée française des années 1970 et 1980 a souvent été rapportée à la reconnaissance sociale croissante, dans l’université, la recherche, la presse, la culture, les partis politiques, d’individus qui étaient des apprentis, des nouveaux venus ou des marginaux dans le champ intellectuel des années 1960 [4] . En devenant plus installés socialement et professionnellement, ces outsiders auraient donc abandonné les idéologies de transformation sociale qu’ils avaient défendues avant et pendant Mai 1968 et renoncé peu à peu à leur engagement aux côtés des groupes populaires et des peuples opprimés [5] . Au fil des années, ils auraient été rejoints dans leur « renoncement » progressif par une nouvelle génération d’intellectuels nés après 1945, génération qui s’est par ailleurs construite en opposition avec les « maîtres-penseurs » du moment 1968 et dont le « conservatisme » relatif ou la dépolitisation auraient encore été renforcés, de même que pour les générations suivantes, par une possibilité objective moins grande d’accès à une reconnaissance sociale équivalente à celle de ses aînés [6] . Loin d’être une simple vue de l’esprit d’acteurs ou d’interprètes partisans, l’hypothèse d’un retournement des idées politiques françaises après 1968 serait ainsi étayée par des causes précises, logées dans les dynamiques sociales profondes du champ intellectuel national.
Si cette thèse d’une restauration intellectuelle de la pensée française après 1968 domine l’historiographie contemporaine, elle laisse en suspens plusieurs questions épineuses pour l’historien des intellectuels. Elle tend d’abord à unifier derrière une polarité idéologique homogène l’avant comme l’après-68, là où le champ intellectuel est, à chaque époque, un espace social divisé en plusieurs camps irréductibles [7] . La thèse d’un zeitgeist relativement plus conservateur à partir des années 1970 ou 1980 prend aussi le risque de minimiser le niveau de fragmentation des mondes intellectuels contemporains en domaines d’activités distincts, aux temporalités spécifiques, et de privilégier ainsi une convergence abstraite entre différents univers intellectuels à la place d’une « discordance des temps » sociaux qui représente pourtant le régime d’historicité ordinaire de la modernité [8] . Une lecture surpolitisée des productions intellectuelles des décennies qui ont suivi Mai 68 finit aussi par conférer une signification politique unique à des contenus dont le sens idéologique ne va pas de soi puisqu’ils dépendent avant tout des contextes et des controverses dans lesquels ils sont pris ainsi que de la force et de la légitimité relatives des individus ou des groupes qui les soutiennent. La représentation dominante d’une pensée française de l’après-1968 marquée par un désengagement vis-à-vis de la gauche radicale pose enfin un dernier problème à l’historien du temps présent : ne fait-elle pas déjà partie des discours qui ont accompagné les événements de mai 1968 [9] ? N’appartient-elle donc pas depuis cette date aux nombreux conflits d’interprétation quant à leur signification historique ? Comment, dès lors, écrire l’histoire de la vie intellectuelle de cette période sans reproduire, consciemment ou pas, l’une ou l’autre de ces mémoires en concurrence ? De quelle marge de manœuvre dispose l’historien qui entend offrir un discours libéré des luttes mémorielles autour de Mai 68 et de ses suites, sans pour autant revendiquer une improbable neutralité axiologique comme seule posture légitime de la connaissance historique ?
En soulevant ces interrogations envers la thèse dominant actuellement l’histoire intellectuelle de la France après 1968, il ne s’agit pas, cependant, d’en nier par avance le contenu. La démarche vise au contraire à l’enrichir, à en situer la portée exacte, à la mettre à l’épreuve de sources nouvelles et d’observations décentrées par rapport aux univers intellectuels qui ont jusqu’à présent retenu l’attention principale des témoins comme des historiens. La majeure partie des recherches explicitement tournées vers la vie des idées françaises après Mai 68 ont en effet porté jusqu’à présent sur un nombre assez restreint de grandes figures : philosophes, comme Althusser, Castoriadis, Deleuze, Derrida, Ferry, Foucault, Gauchet, Glucksmann, Guattari, Jambet, Lardreau, Lefort, Bernard-Henri Lévy, Lyotard, Renaut ou Sartre ; historiens, comme Braudel, Certeau, Furet, Julliard, Nora ; sociologues et anthropologues, comme Aron, Dumont, Lévi-Strauss, Morin ; écrivains, critiques littéraires ou linguistes, comme Barthes, Debray, Kristeva, Sollers ou Milner ; journalistes, comme Bizot, Daniel, Finkielkraut, July, Revel, etc. L’historiographie s’est également concentrée sur les évolutions de groupes ou de familles politiques ancrés à « gauche », comme les intellectuels communistes, trotskystes et maos, le Parti socialiste unifié (PSU), les situationnistes ou bien les collectifs réunis autour d’Arguments (1956-1962) ou de Socialisme ou Barbarie (1949-1965), etc. Elle s’est intéressée aussi aux revues intellectuelles généralistes comme Esprit, Les Temps modernes, Commentaire (créée en 1978) ou Le Débat (créée en 1980), ainsi qu’aux rédactions des journaux créés pendant la période, comme Libération, Le Nouvel Observateur ou Actuel. Plus rares, quoique de plus en plus nombreuses, quelques enquêtes historiques portent aussi sur le changement intellectuel au sein de disciplines du savoir ou dans des institutions d’enseignement supérieur et de recherche comme l’université de Vincennes, celle de Nanterre et l’École des hautes études en sciences sociales [10] . Ces travaux apportent un éclairage diversifié sur les mutations de la pensée française depuis 1968. En se penchant sur l’histoire des colloques de Cerisy jusqu’au milieu des années 1980, ce numéro s’inscrit dans le prolongement de ces recherches. Il vise à observer les éventuels changements intellectuels et idéologiques ayant eu lieu en France après 1968 depuis un lieu en apparence périphérique vis-à-vis du noyau dur de l’espace public et politique de la période.
À cette époque, la position des colloques de Cerisy dans la vie intellectuelle française ne saurait en réalité se réduire à celle d’une marge, fût-elle prestigieuse. Pendant les deux décennies suivant 1968, Cerisy reste à la fois, comme ce fut le cas depuis la renaissance des rencontres de Pontigny après
Une telle enquête est désormais facilitée par le travail commencé il y a plus de dix ans à l’occasion du colloque de Cerisy célébrant l’histoire des rencontres intellectuelles de Pontigny à Cerisy et dirigé par
(19)68-(19)86 : le chiasme de ces années offre un symbole évident pour situer notre questionnement sur les tournants éventuels de l’histoire intellectuelle du temps présent. Ce sont deux scansions politiques, dont la première est traditionnellement située à « gauche » et dont la seconde signale la victoire électorale de « droite » et la formation d’un gouvernement de cohabitation sous la Présidence de François Mitterrand. Si, pour certains, Mai 1981 a pu représenter l’aboutissement du cycle politique inauguré par les événements de Mai 1968, la date de 1986 en représente certainement
Avant de tenter d’y répondre, notons toutefois que l’histoire interne de Cerisy est relativement autonome vis-à-vis de la chronologie idéologico-politique qui vient d’être rappelée. Plus que mai 1968, mai 1981 ou 1986, la mort d’Anne Heurgon-Desjardins (1899-1977), fille de Paul Desjardins, en 1977, marque une nouvelle ère dans l’organisation des colloques, qui sont alors pris en charge par ses deux filles, Édith Heurgon (née en 1942) et Catherine Peyrou (1930-2006). En outre, alors qu’à la fin des années 1960, Cerisy accueille trois à quatre colloques par an, ce nombre a été multiplié par cinq au milieu des années 1980. Parallèlement à ces colloques, Cerisy accueille aussi des séminaires comme ceux qu’organise presque chaque année le sociologue Alain Touraine à partir du début des années 1960 ou des rencontres soutenues par l’UNESCO, par l’intermédiaire de Jeanne Hersch (1910-2000), qui dirige entre 1966 et 1970 la division « Philosophie » de l’organisation internationale. L’extension, à partir du début des années 1970, du nombre de chambres autour du Château qui accueille les colloques permet d’augmenter l’affluence et le rayonnement des rencontres. Le comité d’honneur de Cerisy a aussi vu ses effectifs croître de moitié entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, moment où il comprend plus de trente-cinq membres, dont beaucoup sont de nouveaux venus comme Christian Bourgois, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Gérard Genette, Edgar Morin, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Michel Serres,
Quelques individus traversent, au sein de ce comité d’honneur et au fil des décades, les trois décennies allant du début des années 1960 à la fin des années 1980. Ils passent, en acteurs et en témoins, du Cerisy d’Anne Heurgon-Desjardins à celui de ses deux filles. Le premier d’entre eux, qui fut dès 1934 invité aux Décades de Pontigny et organisateur de l’une d’entre elles en 1936, est le philosophe Maurice de Gandillac (1906-2006) dont la place dans l’histoire de Cerisy est centrale. Il accompagna en effet Anne-Heurgon Desjardins dans la perpétuation de l’œuvre de son père à partir de 1954. Professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne depuis 1946, condisciple de Sartre à l’École normale supérieure, il fut à l’origine de la plupart des colloques de philosophie pendant la période qui nous intéresse. C’est aussi l’époque où il traduit Benjamin, Bloch, Hegel, Lukács ou Nietzsche, dont il est d’ailleurs chargé alors d’éditer les œuvres philosophiques complètes en français chez Gallimard avec
Moins important dans l’économie intellectuelle de Cerisy,
La troisième personnalité faisant figure de pont entre les deux générations ceriséennes qui découpent la période sur laquelle se concentre ce numéro est celle d’Alain Touraine (né en 1925) qui, lui aussi, est un fidèle de l’institution intellectuelle normande depuis le début des années 1960, ainsi qu’un intellectuel proche des débats sur les transformations du socialisme. Dans les années 1960 et 1970, Touraine développe sa sociologie de l’action et des mouvements sociaux. Il écrit sur le monde ouvrier, sur les transformations politiques au Chili, sur les universités américaines, les luttes étudiantes, anti-nucléaires, féministes et ce qui s’appellera bientôt les nouveaux mouvements sociaux. Il est aussi l’un des promoteurs de l’idée que l’après-68 témoigne d’un passage de la société industrielle à une « société post-industrielle » où les ouvriers et les travailleurs manuels ne sont plus le centre de la question sociale. Au tournant des années 1980, il s’engage en faveur des luttes en Pologne du syndicat Solidarité et il annonce « l’après-socialisme ».
Si quelques autres personnalités ont aussi joué un rôle de tête de réseaux à Cerisy entre les années 1960 et 1980, l’évocation de ces trois figures rappelle que l’aventure des Décades, quelle que soit l’indépendance de leur chronologie propre, reste connectée à l’histoire des intellectuels français, de leurs réseaux et de leurs revues, de leurs idéologies et de leurs engagements. Alors que la vie et l’organisation de l’institution bascule à la fin des années 1970, celle-ci n’en est pas moins traversée par les débats politiques de son temps. Si bien qu’il n’est pas illégitime de se demander comment elle s’est située vis-à-vis des mouvements idéologiques de 1968 à 1986. Il est impossible de souligner cette perméabilité de Cerisy à la temporalité politique sans évoquer l’itinéraire de Marc Heurgon (1926-2001), le frère d’Édith Heurgon et de Catherine Peyrou, dont l’engagement fut intense pendant la période qui nous intéresse ici. Membre du bureau du PSU de 1965 à 1968, au moment où ce parti comprenait plus de dix mille membres pour la plupart issus des classes moyennes, en particulier du monde enseignant, il prit la tête de l’une de ses composantes d’inspiration maoïste, la Gauche ouvrière et paysanne. Il quitte cette formation politique vers 1973-1974 pour rejoindre brièvement l’Organisation communiste des travailleurs (OCT) en 1976. Après quelque temps, il quitte le militantisme [16] .
Quelques années plus tôt, en 1968, cinq colloques ont lieu à Cerisy : « Le Grand siècle russe et ses prolongements », dirigé par Alain Besançon et Vladimir Weidlé ; « L’espace du tragique », coordonné par Anne Clancier et
En évoquant à grands traits cet inventaire très hétérogène des colloques ayant eu lieu à Cerisy de la fin des années 1960 au milieu des années 1980, on prend mieux la mesure de l’erreur qui consisterait à en proposer d’emblée une lecture idéologique. Plus largement, on ne saurait attribuer une signification politique à des idées littéraires, philosophiques ou savantes sans restituer au préalable le contexte pertinent au sein desquelles ces idées sont exprimées. C’est en oubliant parfois cette indication élémentaire de méthode que des jugements idéologiques sont rapidement établis. Rien n’est plus contraire pourtant à la démarche de l’histoire des intellectuels que de déduire, sans solution de continuité, des prises de position politique de prises de positions intellectuelles. Voilà pourquoi les auteurs de ce numéro ont pratiqué des coupes à l’intérieur de l’archive des colloques de Cerisy entre 1968 et 1986 ; ils ont suivi la logique des disciplines ou des ensembles de disciplines déjà reconnus mais sans pour autant négliger les dynamiques de recompositions et d’émergence de nouveaux savoirs pendant
Ils n’ignorent pas pour autant le milieu social et politique au sein duquel naviguent les principaux acteurs des colloques et de leur structuration. Des liens plus ou moins informels existent entre Cerisy et les revues Esprit, L’Homme et la société, Économie et Humanisme, Tel Quel, les Éditions 10/18 et les Éditions du Seuil, et aussi la CFDT, le PSU, le PS, etc. Un point commun de ces réseaux est l’éloignement vis-à-vis des intellectuels communistes pouvant aller jusqu’à l’anticommunisme. Le monde catholique progressiste est bien représenté dans ces réseaux. Mais, plus largement, c’est la « deuxième gauche » — un terme diffusé pendant la période — qui forme le centre de gravité politique de Cerisy à cette époque, un noyau autour duquel s’adjoignent, suivant les colloques, quelques électrons libres plus proches de l’extrême gauche antistalinienne et quelques intellectuels conservateurs, les premiers disparaissant peu à peu à partir de la fin des années 1970 [17] . S’il fallait donc situer le monde de Cerisy des années 1968 à 1986 sur une échelle idéologique, il faudrait d’abord le rattacher aux prises de positions dites « non conformistes » qui ont également marqué l’histoire de Pontigny et qui rapprochent ces centres de rencontres intellectuelles de l’histoire des courants sociaux-libéraux de troisième voie [18] .
L’étude des débats intellectuels des Décades de 1968 à 1986 offre cependant une image plus riche que celle-ci, tout en indiquant des inflexions dans les intérêts de ce microcosme.
En prenant pour point d’entrée l’autonomisation, dans le champ intellectuel français des années 1970, de la « théorie », littéraire ou philosophique, comme activité intellectuelle spécifique,
À partir d’une enquête sur le discours sociologique et philosophique à Cerisy, Jean-François Bert n’est pas loin de partager un constat semblable lorsqu’il montre comment l’humeur structuraliste dominante dans la première moitié des années 1970 a peu à peu cédé la place au « sujet » et à « l’acteur » comme opérateurs de l’histoire, créateurs de sens, capables de changer le cours du monde. C’est en suivant cette pente qu’il interprète la trajectoire intellectuelle d’Alain Touraine, dont les ouvrages insistent sur le rôle des « forces de production » contre les déterminismes issus des « rapports de production ». Le sociologue redéfinit dès lors, dans les années 1970, une nouvelle manière de pratiquer sa discipline avec des chercheurs visant à faire accoucher la parole des mouvements sociaux qu’ils étudient. Il propose aussi une nouvelle conception des mobilisations où domine l’idée d’une forme émergente de revendication à vocation universelle et consistant à devenir un « sujet » plutôt qu’un objet de l’histoire. La contribution de Maïa Fansten s’interroge aussi sur ce supposé « retour du sujet », mais en partant, quant à elle, du constat d’une présence interstitielle de la psychanalyse dans les colloques de Cerisy de
Laurent Jeanpierre complète ce tableau des sciences humaines et sociales à Cerisy en s’intéressant à la manière dont elles sont pensées dans divers colloques à un moment où leur place va croissante et où les Décades accueillent de nouvelles générations de chercheurs. Ici, l’enquête confirme le reflux des paradigmes structuralistes et marxistes qui étaient représentés dans le centre culturel normand dans les années 1950 et surtout 1960. Elle souligne aussi l’importance du questionnement critique sur le déterminisme pour redéfinir de nouvelles manières de faire des sciences sociales. Elle montre enfin que le discours épistémologique tenu majoritairement à Cerisy est certes anti-objectiviste, mais aussi que le « retour du sujet » dans certaines approches de sciences humaines et sociales n’est pas partagé par tous les intervenants du centre culturel international. En effet, autour d’Edgar Morin, d’Isabelle Stengers et surtout de Jean-Pierre Dupuy et de quelques autres, une vision constructionniste des sciences humaines est explorée, qui se tourne vers les pratiques et dénaturalise le social.
Mathieu Triclot poursuit cette interrogation épistémologique en étudiant l’image et le mode d’existence des sciences à Cerisy à partir de la fin des années 1970. Il rappelle que la place croissante de ces disciplines est due à l’influence sur l’organisation d’Édith Heurgon, qui a par ailleurs soutenu pendant la période une thèse de mathématiques appliquées à l’université d’Orsay, sous la direction de Robert Faure. Mathieu Triclot souligne à son tour l’importance des divisions internes de la pensée ceriséenne. D’un côté, c’est la recherche opérationnelle, dont Faure a été un pionnier en France, qui domine au début de
Les apports de ces contributions sont nombreux. Toutes reconnaissent l’hétérogénéité interne des colloques de Cerisy entre 1968 et 1986. Ce constat vaut a fortiori pour le champ intellectuel français de la période et il suffit à lui seul pour invalider les hypothèses uniformes quant au basculement idéologique de ces années. Telle qu’elle se donne à voir à Cerisy, la pensée française des années 1970 est à la fois mouvante et divisée. Le reflux du marxisme, du structuralisme et, plus largement, de l’objectivisme, dans la théorie littéraire ou dans les sciences sociales, est constaté par presque tous les auteurs de ce numéro qui ne s’accordent cependant pas toujours sur la signification idéologique à lui donner. Car ce reflux ne donne pas lieu à l’expression d’une position intellectuelle ou idéologique unifiée ou même de positions homologues dans différents domaines. Sans que les colloques de Cerisy participent explicitement d’un discours sur Mai 68, les événements associés à cette date paraissent avoir ouvert à nouveau, chez les participants aux colloques normands, les questions de l’histoire, de l’agir et de l’autonomie. Cet intérêt peut prendre des formes traditionnelles à travers les problématiques du jugement de goût, de l’éthique et du sujet ; ou bien des formes nouvelles, à travers les réflexions sur la complexité, la contingence ou l’inévitable interférence du chercheur avec le monde qu’il étudie.
Mais la pensée qui s’exprime à Cerisy pendant la période reste clivée. Est-elle traversée par une « révolution conservatrice » ? Rien ne permet de l’affirmer unilatéralement car ce serait idéaliser les colloques des années 1960 ou du début des années 1970, qui contiennent de nombreuses approches académiques ou sans vocation critique. Cette pensée cériséenne a-t-elle alors accompagné, produit ou reflété une « révolution conservatrice » plus large dans le monde intellectuel français ? À ce sujet, les contributeurs notent que Cerisy contient des tendances communes à d’autres lieux de production intellectuelle, tout en affichant aussi son originalité. Celle-ci s’affirme surtout à partir du tournant des années 1980 à travers la mise en place d’une circulation des savoirs, des modèles et des catégories de pensée entre littérature, philosophie, sciences sociales et sciences appliquées.
On touche ici à ce qui représente peut-être la singularité la plus profonde des colloques de Cerisy : le fait qu’ils fonctionnent comme des « lieux neutres », au sens où des polarités opposées de la vie intellectuelle, de la recherche universitaire, ainsi que des tendances idéologiques divergentes, mais proches à un moment, trouvent à s’y rencontrer, de même que s’y fréquentent parfois en même temps des universitaires et des ingénieurs, des chercheurs tournés vers le monde de l’entreprise et des gestionnaires tournés vers le monde académique [20] . La distinction opérée entre ces deux positions d’intellectuels permet d’ailleurs de saisir une partie de la signification politique des clivages théoriques que les auteurs de ce numéro ont presque toujours observés, soit au cours de la période, soit dans chacun des colloques même. De plus en plus distinctement à partir la fin des années 1970, deux lignes intellectuelles sont en effet confrontées l’une à l’autre à Cerisy, qui participent pourtant toutes deux d’une vaste culture politique de « deuxième gauche », centre de gravité idéologique des rencontres au moins jusqu’en 1981. En simplifiant, il est possible d’affirmer qu’après 1968 un premier camp défend plutôt l’autogestion et l’auto-organisation dans plusieurs secteurs de
Derrière ces deux manières d’être de « deuxième gauche » à Cerisy à cette période, ce sont aussi deux types de rapports au savoir et au pouvoir qui se rencontrent et s’articulent, même lorsqu’ils s’opposent : l’un à tendance « technocratique », et l’autre au discours plus « démocratique » ; le premier accordant une place de direction de la société aux élites intellectuelles ou expertes, le second appelant à l’auto-organisation et à l’extension des sphères de décision collective autonomes. Le premier camp prend pour acquis l’apport des sciences à la décision et le second camp est plus sceptique vis-à-vis du rationalisme modernisateur qui a dominé le pays après
L’étude des colloques de Cerisy entre 1968 et 1986 montre en effet que cette conjoncture ne saurait se résumer au glissement idéologique des intellectuels des idées « révolutionnaires » vers les idées « réformistes » ou bien de la « gauche » vers la « droite » [22] . L’histoire des années 1970-1980 n’est pas seulement celle d’une conquête de l’espace public par les néo-libéraux ou les conservateurs ni seulement celle de l’apostasie des penseurs critiques ou révolutionnaires. Plus déterminants pour le changement de centre de gravité politique du champ intellectuel français ont été les divisions et les transferts de positions à l’intérieur de la « gauche » socialiste, en particulier de la « deuxième gauche », qui apparaît comme une plaque tournante idéologique de
De nombreuses recherches restent donc à effectuer au sujet de l’histoire intellectuelle de Cerisy pendant, avant et après la période étudiée ici. Les archives autorisent par exemple des prosopographies des participants et des publics des colloques, des analyses de réseaux à partir des participations et des correspondances. Une meilleure compréhension des processus de sélection des colloques, de même qu’une analyse de leur économie, seraient aussi utiles pour mieux saisir les contraintes spécifiques pesant sur la production de ce type de rencontres intellectuelles. L’exploration plus approfondie des « colloques fantômes » pourrait enfin fournir une base pour des exercices stimulants d’histoire intellectuelle contrefactuelle. Il faudrait aussi comparer l’histoire de Cerisy avec celle d’autres institutions intellectuelles situées en dehors de l’université française pendant la période, comme le Centre expérimental de Vincennes ou le Collège international de Philosophie. L’enquête conduite ici ne conteste pas que la pensée française ait changé de lexique et déplacé son centre de gravité idéologique vers une plus grande modération entre les années 1960 et les années 1980. Mais une fois reconnu, ce déplacement cache d’autres dynamiques intellectuelles plus profondes, qui restent à analyser car nous en sommes au moins autant, mais sans toujours le savoir, les héritiers.
Pour citer cet article : Laurent Jeanpierre et
[1] « Les Lauriers de Mai (1968-1978). Ou les chemins du pouvoir », Les Révoltes logiques, numéro spécial, Paris, Solin, 1978 ; Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008 ; Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Paris, Stock, 2009 ; Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 8-9, 1976, p. 3-73 ;
[2] Pour une description de ce changement de perspective du point de vue des sciences humaines, on peut consulter Johannes Angermüller, Le champ de
[3] Pour un exemple dans le cas américain, Alan Wald, The New York Intellectuals, The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the 1980s, Chapel Hill/London, The University of North Carolina Press, 1987. Voir aussi Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997. Pour un commentaire, voir Laurent Jeanpierre, « Trotskysme et intellectuels américains. À propos de The New York Intellectuals d'Alan Wald », Dissidences, 7, décembre 2000, p. 33-36.
[4] Pour une version pamphlétaire de cet argument, voir par exemple Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel, 1986.
[5] Norbert Elias, John L. Scotson, The Established and the Outsiders, London, Sage, 1965 ; Robert K. Merton, « Insiders ad Outsiders. A Chapter in the Sociology of Knowledge », American Journal of Sociology, 1972, vol. 78, 1, p. 9-47.
[6] Sur la place de cette dynamique intergénérationnelle, voir
[7] Serge Audier, op. cit., p. 217-218.
[8] Christophe Charle, Discordance des temps. Brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
[9] Sur les intellectuels en Mai 68, voir en particulier :
[10] Yan Brailowsky, Hervé Inglebert (dir.), 1970-2010, les sciences de l'Homme en débat, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013 ; Jacques Girault,
[11] Jacques Derrida, « Le modèle philosophique d’une contre institution », dans
[12]
[13] Guy Hocquenghem, op. cit.
[14] Alain Renaut, Luc Ferry, La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985.
[15] Sur les liens entre les colloques de Cerisy du tournant des années 1980 et la création du CREA, voir François Dosse, L’Empire du sens, op. cit., p. 45-47. Voir le récit par Jean-Pierre Dupuy de la genèse du CREA, avec le soutien du nouveau gouvernement, à Cerisy lors de l’été 1981, dans Mathieu Hauchecorne, La fabrication transnationale des idées politiques. Sociologie de la réception de John Rawls et des « théories de la justice » en France, thèse sous la direction de Frédérique Matonti et de Frédéric Sawicki soutenue à l’université Lille 2, tome 1, p. 24-25.
[16] Bernard Ravenel, « Marc Heurgon », Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, consulté en ligne le 10 juin 2013 sur http://www.esu-psu-unef.com/DOC/010-BIOGRAPHIE/Heurgon_Le%20Maitron.pdf.
[17] Sur la deuxième gauche et sur sa préhistoire, voir Hervé Hamon Patrick Rotman, La deuxième gauche : histoire intellectuelle et politique de la CFDT, Paris, Ramsay, 1982 ; Marc Heurgon, Histoire du PSU, 1 : La fondation et la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1994 ; Laurent Jeanpierre, « Paul Vignaux, inspirateur de la "deuxième gauche". Récits d'un exil français aux États-Unis pendant
[18] Jean-Louis Loubet del Bayle, Les “non conformistes” des années 1930. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 2001 [1969].
[19] Mathieu Triclot, Le Moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Seyssel, Champ Vallon, 2008 ; Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994.
[20] Sur le concept de « lieu neutre », voir Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, art. cit., p. 4, 54.
[21] Armand Hatchuel, « De Pontigny à Cerisy, une critique de l’agir moderne », dans
[22] Une observation comparable est faite à propos des conséquences de Mai 68 dans les sciences sociales dans Michael Pollak, « Signes de crise, signes de changement », Cahiers de l’IHTP, « Mai 68 et les sciences sociales », 11, avril 1989, p. 18.
Laurent Jeanpierre est professeur au département de science politique de l’université Paris 8 – Saint-Denis et chercheur au Laboratoire « Théories du politique » (LabTop). Une partie de ses travaux porte sur l’histoire et la sociologie des intellectuels et des idées au XXe siècle, en particulier en sciences humaines et sociales. Dernières publications : « Réalité(s) du possible en sciences humaines et sociales », Tracés, 24, 2013 (avec Florian Nicodème, Pierre Saint-Germier) ; Jacques Rancière, La méthode de l’égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012 (avec Dork Zabunyan).
Laurent MartinLaurent Martin est chargé de recherche au Centre d'histoire de Sciences Po.