Dans le bunker d’Hitler, le 30 avril 1945, le dictateur et sa toute récente femme se donnent
Depuis les travaux de Ian Kershaw [1] dans les années 1990 et sa monumentale biographie d’Hitler [2] , l’impression était donnée que les questions majeures sur le Führer avaient trouvé certaines réponses. La parution des mémoires de sa secrétaire, Traudl Junge, en 2002 [3] , et de l’analyse de la fin du IIIe Reich par Joachim Fest [4] , ont donné l’impulsion au film La Chute [5] , qui s’intéressait au cercle le plus restreint des dirigeants nationaux-socialistes, et à leurs tout derniers instants. Heike B. Görtemaker, ayant constaté l’absence de toute biographie scientifique d’Eva Braun, a donc décidé de se plonger dans la vie de cette femme méconnue, pour analyser l’entourage proche du dictateur.
Le livre décrit moins la vie d’Eva Braun que la relation qu’elle entretenait avec Hitler. La jeune fille, issue de la petite bourgeoisie, travaillait chez le photographe Hoffmann. Or ce dernier devint rapidement le photographe officiel du parti nazi, qui voguait de succès en succès en cette fin des années 1920. Le début de la liaison est entouré de mystère : Hitler considérait-il cette relation comme sérieuse ? Était-elle compatible avec son dévouement – corps et âme – à la nation allemande ? Après deux tentatives de suicide d’Eva Braun – appel au secours ou chantage affectif ? –, Hitler se décida à se rapprocher, plus qu’il ne l’avait fait jusque-là, de son amante munichoise. Ils ne se quittèrent plus jusqu’à leur suicide, commun, en 1945. Eva Braun resta toujours cachée aux yeux du grand public et même aux yeux des proches d’Hitler : seul un cercle restreint, les habitués du Berghof, la résidence montagnarde d’Hitler, était au courant de
Heike B. Görtemaker témoigne d’une grande précision dans l’analyse de ce sujet difficile. Les sources étant soit inexistantes, soit profondément biaisées, reconstituer l’histoire des cercles intimes du IIIe Reich est difficile : on ne dispose que de témoignages postérieurs, à la validité douteuse. Görtemaker, et c’est une des grandes réussites du livre, fait un réel travail de sélection, d’invalidation, de critique de chacune de ses sources, l’une après l’autre, établissant le degré de fiabilité de chaque témoignage. C’est d’ailleurs grâce à ce travail qu’elle étaye la thèse principale de son ouvrage, à savoir la participation pleine et active des femmes de l’entourage d’Hitler – dont Eva Braun – dans la vie politique du Reich. Görtemaker fait voler en éclat l’image trop souvent colportée de femmes apolitiques : en décrivant les comportements et opinions de Magda Goebbels, Ilse Hess, Emmy Göring, elle montre que dans les cercles les plus proches du Führer, on ne pouvait pas ne pas savoir quelles étaient les conséquences de la politique générale du IIIe Reich. Les descriptions faites du quotidien auprès du Führer comme une vie éloignée de la politique, tel qu’a pu le faire Albert Speer dans ses mémoires, ne tiennent pas. Heike Görtemaker avait publié, avant ce livre, une autre biographie, celle de Margret Boveri, une journaliste allemande très connue sous le IIIe Reich. C’est donc sans surprise qu’elle nous livre une analyse fine des réseaux de sociabilité féminins du IIIe Reich, et de leur importance dans l’entourage d’Hitler, avec finesse.
Pourtant, une fois l’ouvrage refermé, sa structure désarçonne. Si Heike Görtemaker écorne avec succès l’image de femmes nazies apolitiques, elle le fait dans un récit difficile à suivre.
En effet, la chronologie de l’ouvrage est presque stationnaire, construite autour de l’histoire du couple Hitler-Braun : la rencontre, la vie parallèle entre Munich et Berlin, puis
Cette construction un peu floue dessert l’objectif avoué de Heike Gortemäker, qui voulait renouveler profondément la connaissance de la vie d’Eva Braun, et faire la première biographie scientifique de cette femme. La documentation disponible, lacunaire, n’a pas connu de modifications profondes : bien que l’auteur l’exploite avec minutie, elle ne peut souvent qu’avancer des hypothèses.
Pourtant, et c’est le dernier apport de cet ouvrage, l’auteure nous montre un Hitler bien plus humain, capable de mener une vie affective : comme l’a souligné Richard Evans [6] , c’est un moyen de le dédiaboliser, en rompant avec l’image que lui avait bâtie la propagande nazie. Détruire le « personnage de fiction » créé pour Hitler, cet homme « au-dessus de tous les soucis et problèmes quotidiens des simples mortels [7] », c’est lui rendre une part de normalité, et permettre de mieux comprendre le IIIe Reich. Heike Görtemaker s’acquitte de cette tâche avec brio.
[1] Ian Kershaw, The ‘Hitler Myth’. Image and Reality in the Third Reich,
[2] Ian Kershaw, Hitler, deux tomes, Paris, Flammarion, 1999.
[3] Traudl Junge, Bis zur Letzten Stunde: Hitler’s Sekretärin erzählt ihr Leben, München, Propylaen Verlag, 2002. Traduction française : Traudl Junge, Dans la tanière du loup. Les confessions de la secrétaire de Hitler, Jean-Claude Lattès, 2005.
[4] Joachim Fest, Der Untergang: Hitler und das Ende des Dritten Reiches. Eine historische Skizze, Berlin, 2002. Traduction française : Joachim Fest, Les derniers jours d’Hitler, Paris, Perrin, 2003.
[5] Oliver Hirschbiegel, “Der Untergang”, 2004.
[6] Richard J. Evans, Review of Heike B Görtemaker, Eva Braun: Life with
[7] Heike Görtemaker, Eva Braun, Paris, Seuil, 2011, p. 9.