La mémoire des Français conserve encore, intact, le souvenir des violences infligées aux populations civiles par l’occupant hitlérien. À cette mémoire demeurent étroitement associées deux organisations : la Gestapo et la Waffen SS à laquelle est lié le souvenir du massacre d’Oradour. Si l’historiographie française est abondante là-dessus (voir l’ouvrage classique de Jacques Delarue sur la Gestapo), elle est en revanche à peu près absente quant au rôle des forces militaires allemandes d’occupation. On ne peut guère se référer, partiellement, qu’aux ouvrages de Rita Thalmann, La Mise au pas. Idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée, et de Lucien Steinberg, Les Allemands en France.
C’est à recentrer l’intérêt historique sur le rôle des forces militaires d’occupation que s’attache l’ouvrage de Gaël Eismann, qui est la version réduite d’une thèse. Pièce centrale de ce système d’occupation, le Commandement militaire allemand (Militärbefehlshaber - MBF), établi à l’hôtel Majestic, près de l’Étoile ; l’historiographie du sujet a été longtemps très mince. On ne pouvait guère relever que l’ouvrage de Hans Umbreit, Der Militärbefehlshaber in Frankreich, 1940-1944, et celui, non centré il est vrai, sur la question de Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler. Pour Gaël Eismann, ces travaux sont très représentatifs d’une première historiographie allemande, celle des années 1960-1970, qui a nourri les travaux français ultérieurs, à savoir la vision d’un MBF au rôle modérateur et responsable, se maintenant dans un cadre strictement légal de respect des lois de la guerre dans sa politique de protection des soldats allemands. L’accent était mis ponctuellement sur deux données. Tout d’abord la trilogie attentats – politique des otages – répression, où l’on voyait le MBF soucieux de la sécurité de ses troupes et voyant dans cette politique des otages une arme de prévention des attentats et de limitation de
Cette vision, en forme de légende dorée, l’ouvrage de Gaël Eismann entend
Gaël Eismann part de la critique des deux sources fondamentales ayant nourri la vision apaisée de la politique répressive du MBF. La première était faite des rapports finaux justificatifs demandés, sur la fin de la guerre, aux membres des administrations militaires allemandes. La seconde reposait sur les mémoires écrits après la guerre par les anciens membres du MBF. Rapports comme mémoires ne pouvaient, à la lumière des procès ouverts, que conclure au rôle modérateur des membres des administrations militaires face aux exigences du Sipo-SD et de la SS.
La difficulté à laquelle l’auteure s’est heurtée dans son travail critique tient au caractère à la fois surabondant et lacunaire des sources. Les archives laissées par les services du MBF sont avant tout d’ordre administratif et ne rendent donc que très imparfaitement compte de la réalité de la répression sur le terrain. Autres sources, celles résultant des procédures judiciaires engagées par les Alliés, celles aussi émanant d’autres services allemands ; celles, enfin, mais exploitées de manière partielle, émanant des services français concernés par la politique du MBF (Justice, Intérieur, Préfecture de police). Il reste – grave lacune – que sont demeurées introuvables deux sources archivistiques. Celles d’abord de l’Abwehr (le contre-espionnage), rattachée à l’Oberkommando der Werhmacht (Commandement suprême des forces armées allemandes - OKW) mais subordonnée localement aux commandements militaires de Paris et de Bruxelles. Celles ensuite de
C’est donc moins sur les nouveautés limitées qu’apportent les sources que sur leur exploitation sous un jour nouveau que s’est appuyée Gaël Eismann dans sa problématique de travail. À la base de celle-ci, quatre interrogations : l’identification des acteurs institutionnels de la politique du MBF et l’appréciation de leur marge de manœuvre ; les fondements de la politique du MBF en fonction des représentations mentales qu’elle intègre de l’évolution de la conjoncture et de l’attitude du « partenaire » français ; les divers aspects de la mise en œuvre de la politique du MBF et la place des transferts de pouvoir au Sipo-SD ; enfin, les mécanismes de la radicalisation de la répression, notamment la place de l’invasion de l’URSS et des attentats contre les soldats allemands. Imparfaites, ces sources autorisent Gaël Eismann à poser quelques conclusions qui lui permettent de nuancer singulièrement une certaine vision idyllique du MBF.
C’est très tôt qu’ont été jetées les bases d’une politique de répression sévère, concomitante avec la précocité de certaines actions de résistance (on sait que le MBF fut un temps très inquiet devant la manifestation du 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe) ; à sa seule initiative le MBF a introduit de manière précoce des mesures antijuives fixant les cadres de recensement des juifs et conduisant aux premières rafles. Menée avec une certaine mesure jusqu’au printemps 1941 (la politique d’exécution des civils demeure dans un cadre légal), la politique répressive se radicalise à partir de l’été 1941 avec l’exécution massive d’otages et cela sans injonctions pressantes de Berlin. On assiste à une intégration progressive de l’appareil judicaire français dans le dispositif répressif allemand. C’est bien le MBF qui, en décembre 1941, prend l’initiative de proposer à titre préventif la déportation de juifs et de communistes dans la répression de la Résistance orientée vers une ligne de type « racial » et idéologique. L’installation du Sipo-Sd dans l’été 1942 ne met pas fin au rôle répressif du MBF, tant au plan militaire que judiciaire (rôle des tribunaux militaires). À partir de l’automne 1943, alors que se profile la menace d’un débarquement allié à l’Ouest, on se rapproche d’un modèle de l’Est selon l’auteur, qui impute au MBF un total de 45 000 à 60 000 victimes civiles dont 5 000 non combattantes, compte non tenu des déportations de juifs dont le MBF n’est pas exempt de responsabilités.
Le choix d’une perspective inversée retenu par Gaël Eismann dans son étude du MBF pourrait prêter à critique dans la mesure où il la pousse à privilégier les seuls aspects négatifs de l’action du Commandement militaire. D’où l’importance du sous-titre de l’ouvrage, « Ordre et sécurité », qui implique un élargissement de
L’argumentation de l’auteur est tout en nuances au risque, parfois, d’un certain balancement entre l’établissement de responsabilités aggravées du MBF et la reconnaissance globale de la recherche d’un « cadre légal » chez celui-ci.
Gaël Eismann pose remarquablement le contexte d’action du MBF. En pleine zone d’opérations militaires contre la Grande-Bretagne de l’été 1940 au printemps 1941, on le retrouve dans l’automne 1942 dans un pays totalement occupé placé sous la menace d’un débarquement allié. De surcroît, de tous les pays occupés d’Europe occidentale, la France est celui qui a connu la Résistance la plus précoce, et, à partir de 1943, la plus active militairement. Le MBF enfin, ne dispose que d’une compétence territoriale, hors de toute compétence opérationnelle, et on ne pourrait lui attribuer les excès des troupes allemandes – Waffen-SS surtout – qui, à partir de 1943, conduisent la France sur le chemin des massacres qui se déroulent à l’est de l’Europe. Ces restrictions n’exonèrent pas pour autant le MBF de ses responsabilités propres, passées jusqu’alors sous silence ou pudiquement évacuées : politique des otages conduite sans ménagement, large contribution à la « Solution finale », présupposés idéologiques… Retrouvées (si elles n’ont pas été détruites), les archives de la Feldgendarmerie aggraveraient sans doute le bilan.
Le lecteur se trouve, au total, en présence d’un travail fouillé et nuancé.