« Le peuple est insaisissable », souligne dans son introduction générale Miriam Simon, conservatrice en chef au musée Carnavalet, commissaire de l’exposition sur « Le peuple de Paris au XIXe siècle », directrice et coordinatrice de ce catalogue. Pour tâcher cependant de restituer les diverses facettes de son histoire, poursuit-elle, il convient d’emprunter une voie oblique : étudier les regards que portent sur lui des élites curieuses, intriguées, attentives, admiratives ou inquiètes. Tel est le fil directeur des quatre cents pages qui composent ce passionnant ouvrage. Nathalie Jacobowicz y insiste d’entrée de jeu avec une contribution intitulée « Le peuple : mythe et représentations » (p. 21-25) ; plus de deux cent cinquante œuvres et documents, très finement étudiés et mis en perspective, aident à décrypter des regards le plus souvent stéréotypés – le tableau de Louis-Léopold Boilly reproduit en couverture du catalogue (Une loge, un jour de spectacle gratuit, 1830), en est une belle illustration – mais aussi à percevoir ça et là, diversement diffractées, « les voix du peuple » (p. 14).
« Le chemin était étroit entre la lourdeur d’un parcours trop dense et la superficialité pittoresque » (p. 13). Pari tenu. Une bibliographie très conséquente, mobilisée au service des œuvres et des documents qui constituent la chair de l’ouvrage, permet de les inscrire dans une réflexion large : les écrits de
Certaines pièces du catalogue méritent un examen particulièrement attentif. C’est le cas de deux manuscrits méticuleusement retranscrits (le premier par Lili Perre et le second par Josiane Garnotel), précieuses voies d’accès au XIXe siècle parisien : « Réflexions d’un charpentier donnant les détails de ses dépenses » au début de la monarchie de Juillet (Archives nationales). C’est le cas également des six feuillets écrits sans doute par Martin Nadaud peu après le coup d’État du Deux-Décembre 1851 et que l’on peut considérer comme une ébauche de ses célèbres Mémoires de Léonard (musée de l’Histoire vivante, Montreuil). Mais l’accent porte davantage encore sur l’œuvre de Daumier, qui occupe dans le catalogue une position centrale. Un chapitre 4 intitulé « Honoré Daumier, l’empathie bienveillante » lui est entièrement consacré : dix-neuf peintures, dessins, caricatures, évoquent d’après l’analyse tout à fait pénétrante de Ségolène Le Men « non seulement l’apparence extérieure et la silhouette mais aussi l’intériorité et les façons de sentir et d’être au monde » du peuple de Paris (p. 223) ; à ce titre le présent catalogue aide à mieux comprendre l’un des plus grands artistes du XIXe siècle, révélé notamment lors de l’exposition qui lui a été consacrée il y a un peu plus de dix ans (Daumier 1808-1879, RMN, 1999).
Outre Nathalie Jacobowicz et Ségolène Le Men, plusieurs historiens proposent d’utiles synthèses et coups de projecteurs : Jean-Claude Caron avec trois articles (« Les récréations », « Surveillance populaire et contrôles sociaux », « Insurrections »), Francis Démier (« Paris, capitale populaire »), François Jarrige (« Artisanats et industries »), Alain Faure (« Le cœur populaire »), Georges Vigarello (« Le corps des pauvres »), Dominique Kalifa (« Pauvres et indigents »). Miriam Simon, à qui il revient de conclure, signe également un beau texte sur « Le chiffonnier, figure de synthèse » ainsi que de très nombreuses notices et des mises au point ponctuelles très instructives : on appréciera par exemple ses remarques sur le logement (p. 111 et passim), sur les langages du peuple (p. 167), sur l’unité et la diversité d’un prolétariat urbain (« Une conscience de classe ? », p. 324), sur « L’insurrection, une sociabilité maisonnière ? » (p. 333). Les huit autres signataires de notices concourent eux aussi à la haute qualité de l’ensemble.
Face à une telle richesse dans la documentation et dans l’analyse, chacun est invité à construire son propre parcours. Quelques points de fixation rythment néanmoins l’ouvrage. La question du corps des hommes et des femmes du peuple retient l’attention de plusieurs contributeurs, à la suite de Georges Vigarello ; un intérêt soutenu est accordé à la posture, au maintien ou au relâchement corporels ; aux regards, aux mains, à la gestuelle en général ; à l’entretien du corps, aux maladies et aux atteintes diverses qu’il peut subir, aux expressions corporelles de la misère ou de
Certes, la lecture du catalogue peut laisser parfois sur sa faim ; l’immensité de la tâche rendait l’exhaustivité inimaginable. On aimerait pourtant en savoir davantage sur la place de la foi, des croyances et des incroyances dans la vie du peuple parisien, question réduite ici à la portion congrue ; ou encore sur le « Paris-insurrection » qui clôt un peu vite l’ouvrage. Il serait intéressant par ailleurs de relativiser l’exceptionnalité parisienne : la mise en regard avec l’histoire d’autres grandes villes françaises ou étrangères (Lyon ou Londres par exemple, qui ont donné lieu à tant de travaux remarquables) aiderait à mieux comprendre ce que le peuple parisien a d’original et de banal. Enfin, une approche thématique revendiquée rétrograde au second plan la prise en compte de la chronologie alors que la période qui s’étend de la fin de la Révolution française à
Mais l’essentiel n’est pas là. Le peuple de Paris au XIXe siècle est une efficace machine à remonter dans le temps. Les synthèses, les coups de projecteur et les aperçus multiples tracent les contours d’un monde fascinant et changeant. Les œuvres et les documents présentés en font un outil de travail désormais indispensable. Et il faut insister sur la qualité formelle du catalogue. Laurent Fétis et Sarah Martinon, chargés de sa conception graphique, ont donné ici la mesure de leur talent. Le jeu sur les diverses textures de papier utilisées ou sur les couleurs, la qualité des reproductions entre la pleine page et la vignette, l’inventivité dans la mise en pages (les feuillets intercalés ici et là sont autant d’ouvertures documentaires supplémentaires), tout cela suscite l’admiration.