« Il n’y a rien de commun entre nous, les juifs méditerranéens, et ces grossiers mangeurs de choucroute qui peuplent l’Autriche et l’Allemagne » : c’est ainsi qu’un des protagonistes de Flammes juives (1936), roman de Camille Marbo, exprime une distinction répandue au sein de l’imaginaire juif français depuis Armand Lipman et Fernand Corcos entre « judaïsme latin » et « judaïsme slave ». Repris par Jérémy Guedj dans Le miroir des désillusions, les Juifs de France et l’Italie fasciste (1922-1939), cet exemple illustre la valorisation de la latinité du judaïsme, qui regroupe dans une même appartenance Juifs italiens et français et présente l’Italie comme un modèle d’assimilation à suivre. Selon Jérémy Guedj, il s’agit d’un véritable transfert culturel construisant une « mémoire italienne des Juifs de France » et conditionnant le regard porté par les Juifs français sur l’Italie fasciste. L’auteur l’insère dans un enchevêtrement de représentations, où l’objet « fascisme » n’est pas isolé des regards sur l’Italie (son histoire, sa culture), les Italiens, le judaïsme italien, l’Église. Cet ouvrage a ainsi le mérite de replacer l’opinion juive dans la longue durée des relations entre le judaïsme français et l’Italie. S’y ajoute la diversité des opinions exprimées au sein du judaïsme français avec, comme toile de fond, les inquiétudes face à l’antisémitisme et au fascisme français. L’objet est donc éminemment polymorphe, même si une tendance majeure parmi ces opinions se dégage : celle de l’aveuglement, voire de la complaisance envers le fascisme jusqu’en 1938.
Partant de ce constat, Jérémy Guedj soulève une question de recherche pertinente : comment expliquer que les Juifs français, attachés pour des raisons historiques aux valeurs républicaines et humanitaires, aient été neutres, voire parfois bienveillants envers l’Italie fasciste participant ainsi au « mythe du bon Italien [1] » ? La clé de compréhension réside dans le « moment italien du judaïsme français », c’est-à-dire l’admiration par les Juifs français depuis la fin du XIXe siècle pour un modèle italien perçu comme une assimilation réussie, une parfaite fusion entre judéité et latinité. Pour les Juifs français, cette assimilation aboutie expliquerait l’absence d’antisémitisme en Italie. L’objectif profond de cette représentation répandue se laisse ici entrevoir : il s’agit d’un discours performatif visant à convaincre ceux qui en doutent (juifs et non-juifs) que la complète intégration des Juifs à la Nation est possible et souhaitable. C’est en ce sens que les représentations de l’Italie fasciste ont un effet miroir pour le judaïsme français : reflet des enjeux français et projection des attentes du judaïsme français ; un espoir d’abord, des inquiétudes ensuite. La construction d’une image de Juifs italiens dessine en filigrane les contours d’une définition de la judéité française par elle-même.
Ainsi, l’objet d’étude de ce livre se décline en plusieurs strates. L’auteur insiste sur trois d’entre elles, en partant d’une histoire des représentations extérieures du fascisme italien dans la lignée de l’étude pionnière de
Comment l’auteur parvient-il à appréhender cet univers mental ? Pour restituer toutes les dimensions imbriquées de la judéité, il varie les échelles de problématisation en exploitant une grande diversité de sources : essais, mémoires et pamphlets, mais aussi sources manuscrites d’un groupe ou d’une organisation (lettres, rapports) et autres documents non destinés à la publication, et surtout les archives de l’Alliance israélite universelle en raison de la présence de comités en Italie, Libye et Tunisie. La presse communautaire, encore peu exploitée par l’historiographie, est ici abondamment citée. Cette source foisonnante est spécifique en ce qu’elle répond à un « besoin identitaire » (Catherine Nicault [3] ) : selon l’auteur, « c’était donc bien à travers le prisme de la judaïcité, au sens de manière collective d’être juif, que la presse israélite livrait les informations à ses lecteurs ». En dépit de ce prisme, la diversité règne au sein du judaïsme communautaire, comme en témoignent les cinq titres de presse dépouillés intégralement par l’auteur. Si l’hebdomadaire Samedi exprime une tendance sioniste révisionniste, l’organe de l’Alliance israélite universelle, Paix et Droit, est quant à lui antisioniste. L’hebdomadaire Archives israélites reflète les positions du judaïsme réformateur alors que L’Univers israélite, titre communautaire majeur à l’époque, reste attaché à
À partir de ce cadre, Jérémy Guedj a pu distinguer trois scansions chronologiques. Les années 1920 sont marquées par une forme de neutralité envers le fascisme italien, neutralité permise par l’empreinte du modèle latin dans l’opinion juive. Déconstruisant l’image répandue dès les années 1930 d’une sorte d’allergie juive au fascisme, l’auteur affirme au contraire qu’« il n’existait pas de méfiance initiale des Juifs à l’endroit du fascisme ». L’adhésion d’une partie des Juifs italiens au fascisme est soulignée par la presse communautaire, ainsi que la possibilité de promotion offerte par le régime : certaines personnalités sont ainsi citées en exemple d’assimilation à l’image de Margherita Sarfatti, conseillère et compagne de Mussolini, à la tête de
L’étude proposée par Jérémy Guedj embrasse une grande diversité de représentations, dessine des tendances générales mais souligne également des cas plus isolés par un subtil jeu d’échelles : l’individu, le groupe, la communauté, le contexte national et européen. L’ouvrage s’inscrit de plus dans une histoire transnationale qui renouvelle aujourd’hui les études sur l’antisémitisme, bien trop souvent limitées à un cadre national. Il contribue enfin à la tendance récente de relecture du fascisme italien par la question de l’antisémitisme, même si certains historiens pointent un risque de loupe grossissante dans cette démarche [4] . Il est évident que les thèmes de l’antisémitisme et du judaïsme n’épousent pas l’ensemble des facettes du fascisme italien et c’est à juste titre que Jérémy Guedj évoque le « prisme d’une spécificité » à propos de l’opinion juive. Cette notion d’opinion juive est une des pistes de réflexion les plus stimulantes de l’ouvrage, obligeant l’historien à penser les contours de deux notions complexes : la judéité et l’opinion. Concernant la judéité française, Jérémy Guedj choisit une définition large, dans la lignée de Michel Winock, qui ne se limite pas aux cadres communautaires : « une option personnelle et/ou une désignation extérieure [5] ». L’étude est circonscrite aux Juifs français même si l’exemple des Juifs étrangers en France est ponctuellement convoqué, ouvrant ainsi une future piste de recherche. La notion d’opinion offre quant à elle un dépassement des thèmes précis de l’ouvrage et interroge le travail même de l’historien. L’auteur prend soin de distinguer l’opinion juive de la population juive : la première n’est pas l’équivalente de la seconde même si elle est révélatrice de certains codes et de normes identitaires. Reprenant les réflexions de
[1] Sur ce mythe des Italiens brava gente : David Bidussa, Il mito del bravo italiano, Milan, Il Saggiatore, 1993.
[2]
[3] Catherine Nicault, « Introduction » au dossier « Aspects de la presse juive entre les deux guerres », Archives juives, n° 36/1, 1er semestre 2003, p. 7-8.
[4] Par exemple : Alberto Cavaglion, Ebrei senza saperlo, Naples, L’Ancora del Mediterraneo, 2003, cf. les commentaires de
[5] L’auteur se réfère à Michel Winock, La France et les Juifs de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 8.
[6]