Réunis par Michaël Bourlet, Yann Lagadec et Erwann Le Gall, dix contributeurs se penchent sur le « fait régional » en Grande Guerre, un « fait » assez peu questionné il est vrai, tant la question de la motivation « patriotique » et « nationale » des combattants et des sociétés pèse sur les travaux et les débats depuis une vingtaine d’années. C’est donc en premier lieu à un changement d’échelle bienvenu que nous convient les auteurs ; il importe également de souligner que ce livre collectif est le fruit d’une journée d’études exploratoire inscrite dans un programme de recherches plus ample devant avoir comme point d’orgue un colloque organisé en mai 2014. C’est donc à cette aune que doit être apprécié le caractère critique de cette recension.
Des trois sections qui composent le livre, la première aborde le cas breton. On notera les précisions utiles fournies par Yann Lagadec, qui se montre très prudent s’agissant d’une éventuelle spécificité bretonne, et qui note l’écart existant entre les représentations et la réalité des pertes régionales. Effectivement, il convient d’interroger les pertes bretonnes, supérieures à la moyenne, au prisme des structures sociales et démographiques de
La seconde section de l’ouvrage élargit le champ à d’autres régions françaises. C’est peut-être la section qui ouvre le plus de perspectives. Jérémie Halais traite ainsi du recrutement de la subdivision de Granville (Normandie) à partir des registres matricules. Fort à propos, il compare les données recueillies au travail de Jules Maurin sur le Languedoc. Un travail à prolonger. Puis, l’expérience combattante des soldats du Nord et du Pas-de-Calais est évoquée par Michaël Bourlet qui débute par un tableau général rappelant rapidement les caractères spécifiques de cette région en insistant sur l’existence d’« une mosaïque de petites patries » renforcée récemment par l’industrialisation. Fort bien, mais faut-il y voir une originalité de cette région qui « contrairement à d’autres régions françaises » ne posséderait pas d’« identité régionale » ? On relève ici une certaine contradiction avec les propos tenus dans l’introduction par ce même auteur concernant « l’angle mort historiographique » que représentent les études centrées sur le fait régional. Et on a alors envie de lui demander comment il sait que d’autres régions françaises possèdent une identité régionale... En outre, si Dorgelès et Barbusse ont certainement beaucoup contribué à renforcer les représentations stéréotypées des nordistes, est-ce une raison suffisante pour élever leurs romans de guerre au rang de témoignages décisifs pour l’objet d’étude ? Est-ce vraiment si étonnant que des expressions témoignant d’un attachement à la région d’origine (doublement perdue quand elle est occupée) jalonnent les correspondances ? Ici, le problème principal vient du fait que sont convoquées et mises sur le même plan des sources possédant des natures et des statuts très différents ; au final, cela affaiblit considérablement la démonstration qui du coup ne dépasse guère le stade de l’illustration d’une thèse que l’on peine à discerner. Fort heureusement, l’étude d’histoire socio-culturelle proposée par Odile Roynette est autrement charpentée ; elle concerne le regard porté par les linguistes sur le vocabulaire des poilus. Après un bref état des lieux linguistiques suit une analyse fine des enquêtes des deux principaux linguistes de la période, Albert Dauzat et Gaston Esnault. La reconstitution des carrières académiques et militaires de ces deux savants vient ensuite éclairer leurs pratiques ainsi que l’orientation de leurs travaux respectifs. On aperçoit qu’en dépit des différences notables existant entre les deux méthodes d’enquête, les deux études se caractérisent par la mise à l’écart, voire l’occultation, des régionalismes et des mots relevant des langues régionales qui n’entrent pas dans leur logique consistant à traquer la dispersion d’une langue parlée « populaire », les transferts éventuels ainsi que l’apparition de néologismes, etc. En mobilisant les travaux du sociologue Pierre Bourdieu sur le langage (Ce que parler veut dire, Fayard, 1982), on comprend effectivement mieux « ce qui se joue » dans ces enquêtes bâties sur le présupposé que les usages locaux sont des usages dominés et « impropres à incarner l’esprit d’un peuple en lutte » (p. 173).
La troisième partie offre un élargissement supplémentaire et nous projette hors de France. Pour le colloque à venir, il faudra tout de même réfléchir à la pertinence de ce découpage en cercles de plus en plus larges… Il reste que dans sa présentation, Raphaël Georges estime que le cadre régional permet d’aborder le cas de l’identité alsacienne-lorraine et de dévoiler les spécificités de l’expérience de guerre de sa population qui elle-même fut un enjeu de
Carl Pépin consacre son papier à l’effort de guerre du Canada français vu à travers les chroniqueurs français qui globalement se sont montrés déçus par le manque d’enthousiasme des Québécois pour
Vincent Joly s’est vu confié la difficile tâche de tirer les conclusions de cette première récolte qui pour être hétérogène ouvre aussi de larges perspectives. Peut-être est-il cependant hasardeux de conclure avec Antoine Prost et Jay Winter que si « la guerre continue dans une large mesure à être pensée dans un cadre national, c’est qu’elle a été vécue intensément comme un drame dont l’enjeu était la survie de la collectivité nationale ». En effet, si l’affaire semble entendue pour de nombreux intellectuels et représentants des classes dominantes, cela reste encore à démontrer pour l’ensemble des différentes sociétés belligérantes. Les historiens ont souvent tendance à prêter leurs propres croyances aux hommes et aux femmes dont ils écrivent l’histoire…
D’une façon plus générale, ce volume pose quelques problèmes de fond qu’il est peut-être encore temps de résoudre : s’agit-il de plaquer sur le fait régional une approche culturaliste, qui, déjà trop largement appliquée au fait national, est surtout caractérisée par un nombre d’apories de plus en plus manifeste (sur ce point, voir l’apport récent et décisif de Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 14-18 : les intellectuels à la rencontre du peuple, Seuil, 2013) ? Une affirmation du type : « l’identité “régionale” en guerre est aussi — voire avant tout — de nature culturelle, au sens large du terme » (p. 13), sans autre précision, constitue une première énigme qu’il conviendrait d’élucider. Par ailleurs, plusieurs papiers soulignent le fait que ces attachements à la région d’origine ou ces marques distinctives régionales génèrent rarement une forme de revendication explicite d’une appartenance régionale. Voilà quelque chose à creuser : chez qui, précisément, percent de telles revendications ? Et pourquoi ne percent-elles pas davantage ? Est-ce à dire que la Grande patrie occupe tout l’espace identitaire des « régionaux » ? Ou faut-il y voir une certaine indifférence à la Région, assez comparable finalement, à une certaine indifférence à la Grande patrie ? Encore une piste à défricher. En fin de compte, l’un des risques majeurs de l’entreprise peut résider dans la surestimation du fait régional dans l’existence des individus et des groupes ; seule une attention réelle et soutenue aux ressorts sociaux, aux dynamiques et aux interactions socio-psychologiques qui sous-tendent nombre de comportements peut permettre de pallier cette difficulté. Cela suppose de pratiquer une histoire des représentations qui ne soit pas déconnectée de leurs substrats politiques et sociaux. Certains papiers témoignent d’ailleurs des problèmes induits par une approche par trop homogénéisante des sociétés, qu’elles soient nationales ou régionales.
Un problème de méthode pour terminer. Un grand nombre de contributions font un usage extensif de la citation de témoignages. Fort bien, ceux-ci représentent effectivement un gisement incontournable et d’une grande richesse. Que vaut la parole d’un témoin sans la situation sociale de celui-ci ? Les témoignages cités ne sont généralement ni pensés ni constitués en corpus ; ils autorisent des montées en généralité mal assurées, les témoins eux-mêmes sont autant de témoins interchangeables. Dans de telles conditions, font-ils preuve ou sont-ils l’illustration d’une thèse préconçue ? Affaire à suivre !