L’exposition « La spoliation des juifs : une politique d’État, 1940-1944 » organisée à Paris, au Mémorial de la Shoah, du 30 janvier au 29 septembre 2013, revient sur une histoire complexe, longtemps méconnue et pourtant essentielle à la compréhension du sort des juifs européens durant
Le vol des biens juifs est d’abord un procédé nazi, entre extorsion brutale et vol administré, afin d’obliger les juifs à quitter le Reich. L’exposition le rappelle par quelques panneaux. Dès le 1er avril 1933, un boycott des établissements appartenant à des juifs s’applique. Les initiatives locales se multiplient afin d’évincer ceux-ci de l’économie du pays. Toutefois, à la fin de l’année 1937, 40 000 affaires commerciales juives demeurent en activité, pour l’essentiel dans les grandes villes (Berlin, Francfort, Breslau…) [iii] . L’année 1938 marque une nouvelle étape dans la politique antisémite du régime. Dès janvier, le ministre de l’Économie, Hermann Goering, signe un décret fixant les critères de définition d’une entreprise « juive ». À partir d’avril, les juifs sont contraints à déclarer la totalité de leurs biens industriels, commerciaux et privés. Le processus d’exclusion des juifs de la société et de l’économie allemande s’accompagne de violences croissantes. « La nuit de cristal », du 9 au 10 novembre 1938, se prolonge par une décision de fermeture de l’ensemble des commerces de détail, des coopératives et des entreprises d’artisanat appartenant à des juifs à compter du 1er janvier 1939. Parallèlement, en janvier 1939, l'Office central du Reich pour l'émigration juive est installé sous la direction de Reinhard Heydrich. La spoliation prend place dans un processus qui comprend en outre les phases d’identification et de repérage, d’exclusion, d’expulsion, d’internement, de massacres et d’extermination.
Dès 1938, « l’aryanisation » économique s’étend à d’autres pays européens, à commencer par l’Autriche, à la suite de l’Anschluss, et l’Italie [iv].
En France, les premières mesures qui frappent les juifs durant l’été 1940, mesures d’exclusions professionnelles, sont prises par Vichy. Mais ce sont des décisions des autorités allemandes qui ouvrent pour la zone occupée le processus de spoliation des juifs : dès le 20 mai 1940 avec la possibilité pour les Allemands de nommer des administrateurs provisoires dans les entreprises françaises privées de leurs dirigeants ; le 27 septembre 1940, avec l’ordonnance obligeant la pose d’une affichette jaune sur les magasins dits « juifs » ; puis, avec l’ordonnance du 18 octobre 1940 portant définition des entreprises dites « juives », exigeant leur recensement et leur placement sous administration provisoire. L’État français, pour ne pas voir des pans entiers de l’économie française passer sous influence allemande, décide d’établir le 9 décembre 1940 une structure de suivi du processus, le Service de contrôle des administrateurs provisoires (SCAP), tandis qu’il sélectionne des administrateurs pour en assurer le déroulement (celui des Chaussures André, – 10 % de la production française de chaussures à l’époque –, est désigné dès le 25 octobre 1940 [v] ). C’est toutefois la création du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) [vi] le 29 mars 1941 qui voit Vichy s’emparer d’un processus importé pour le faire pleinement sien et l’étendre par la « loi » du 22 juillet 1941 à l’ensemble du pays, zone non occupée comprise.
Tal Bruttmann a mené une remarquable enquête sur « l’aryanisation » économique en Isère [vii] . Il s’appuie sur celle-ci, dans le cadre de l’exposition, pour éclairer par des exemples le déroulement concret de la spoliation, ses phases, ses acteurs, ses implications, ses résultats : de la recherche des biens juifs et du placement sous administration provisoire jusqu’à la liquidation ou à la vente du bien, en passant par sa gestion et jusqu’au dépôt des sommes restantes, après rapine, sur un compte ouvert à la Caisse des dépôts et consignations [viii] .
Alfred Dreyfus est évacué de Moselle au début de
Archives départementales de l'Isère, Catalogue de la manufacture de gants Fischl, 153 J, Droits réservés.
La mercerie d’Élie Eskenazi, dans la petite ville d’Allevard, dans le massif de Belledonne, est confiée à un administrateur provisoire en janvier 1942 qui a mission de liquider l’affaire jugée sans valeur. Cette situation reflète le cas d’un grand nombre d’entreprises frappées par le processus : de petites entreprises vouées à la liquidation car jugée « sans intérêt » et dont la confiscation contribuait au dénuement des victimes.
L’exposition rappelle à juste titre l’implication de larges pans de la société dans ce vol administré : fonctionnaires, juristes, entrepreneurs concurrents, margoulins et antisémites d’occasion ou de conviction, etc. Il arrive parfois que les victimes aient reçu aide, secours et protection de la part de proches ou d’inconnus. Tal Bruttmann a raison de rappeler que « "l’aryanisation" est une affaire de proximité [ix] ».
En juin 1944, dans le département de la Seine, près de 50 % des quelque 31 000 procédures de dépossession sont achevées tandis que dans le reste de la zone occupée la proportion tombe à 27 % pour un peu plus de 11 000 procédures. En zone sud, tandis que le processus a débuté pour l’essentiel à la fin de l’année 1941, un peu plus de 2 000 entreprises sont « aryanisées » au 16 mars 1944, pour 5 000 biens concernés.
Cette exposition mériterait d’être présentée ailleurs en France. L’adjonction à cette présentation de documents matériels (tranchet pour le cuir, machine à coudre, main chaude de gantier ou encore gants, fourrures et chapeaux par exemple) permettrait certainement de restituer l’éclat des parcours professionnels frappés par l’iniquité.
[i] Je remercie Alban Perrin du Mémorial de la Shoah, pour sa présentation de l’exposition.
[ii] Citons Tal Bruttmann, La logique des bourreaux, 1943-1944, Paris, Hachette, 2003 et Au bureau des affaires juives. L’administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944, Paris, La Découverte, 2006.
[iii] Cf. Alya Aglan, « L’aryanisation des biens juifs sous Vichy : les cas comparés de la France et de l’Allemagne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002/4, n° 49/4, p. 155.
[iv] Cf. le compte rendu par Florent Le Bot, de Constantin Goschler, Philipp Ther et
[v] Florent Le Bot, La fabrique réactionnaire. Antisémitisme, corporatisme et spoliations dans le cuir, 1930-1950, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
[vi] Cf. la somme de Laurent Joly, Vichy dans
[vii] Tal Bruttmann, "Aryanisation" économique et spoliations en Isère, 1940-1944, Grenoble PUG, 2010.
[viii] Alya Aglan, Michel Margairaz, Philippe Verheyde (eds), La Caisse des dépôts et consignations,
[ix] Tal Bruttmann, « "L’aryanisation" une affaire de proximité ? », dans Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot, Pour une microhistoire de la Shoah, Paris, Le Genre Humain / Seuil, 2012, p. 245-264.