Alexandre Ribot, qui fut plusieurs fois ministre dans les années 1890, est revenu au pouvoir pendant la Grande Guerre, (...)
Alexandre Ribot, qui fut plusieurs fois ministre dans les années 1890, est revenu au pouvoir pendant
Mots clés :finances, économie, ministre, libéralisme, IIIe République, Première Guerre mondiale, gouvernance, interventionnisme, conseillers.
Alexandre Ribot, who was several times a Minister in the 1890s, returned to the power during the Great War, to the presidency of the Council and to the Ministry of Finance, a responsibility which he exercised from 1914 till 1917. How did this liberal septuagenarian confront with the imperatives of the interventionism aroused by the war economy? Who are the advisers, the experts, who go directed him in the financial arbitrations? What glance did he concern its own activity to the Ministry of Finance? Can we find a coherence between its inheritance, its economic culture and the pragmatic options that he was brought to set in front of the war? These questions constitute the vital lead of this study on a character underestimated by our political history.
Key words : finances, economy, minister, liberalism, Third Republic, First World War, governance, interventionism, advisers.
Parmi les modérés qui ont gouverné la IIIe République, Alexandre, Félix Joseph Ribot, né le 7 février 1842 à Saint-Omer et mort le 13 janvier 1923 à Paris, n’est pas le mieux connu des historiens [1] . Sa longévité parlementaire [2] ainsi que ses nombreuses responsabilités ministérielles, au moment de la république « progressiste [3] » puis pendant la Grande Guerre [4] , font pourtant de lui l’un des personnages les plus importants de son temps.
Les trois années passées par Ribot au ministère des Finances, de 1914 à 1917, dans une conjoncture exceptionnelle, lui confèrent un intérêt tout particulier : la confrontation d’une culture économique à l’exercice du pouvoir.
Comment en effet imaginer ce libéral bon teint, septuagénaire lorsqu’il revient aux Finances (un portefeuille qu’il n’a détenu que neuf mois en 1895, dans un contexte fort différent), confronté aux impératifs de l’interventionnisme suscité par l’économie de guerre ? Ce juriste, peu familier des mécanismes financiers, pourra-t-il assimiler, maîtriser et assumer les choix imposés par les opérations militaires et par l’effort de réarmement ? Pourquoi l’a-t-on choisi pour ce rôle difficile, à la tête des gouvernements d’Union sacrée ? Qui sont les conseillers, les experts, qui vont l’orienter dans ces arbitrages financiers ? Quel regard porte-t-il sur sa propre activité au ministère des Finances, sur ses choix, sur son évolution, sur ses résultats ? Peut-on trouver une cohérence entre son héritage, sa culture économique et les options pragmatiques qu’il est amené à prendre face à la guerre ? Ces questions constituent le fil conducteur de la présente étude, sans qu’il nous soit toujours possible d’y répondre.
Peut-on dire qu’Alexandre Ribot a été imprégné par la culture économique libérale, qui a formé la quasi-totalité des élites politiques de la république modérée à la fin du XIXe siècle ?
En termes de sociabilité et de sensibilité, la réponse est incontestablement positive. Fils d’un négociant aisé de Saint-Omer, envoyé à quinze ans à Paris pour finir ses études secondaires au lycée Bonaparte (futur lycée Condorcet), le jeune Ribot se lie d’amitié avec les frères Paul et Anatole Leroy-Beaulieu, et surtout avec Ernest Duvergier de Hauranne, qui est le fils d’un ancien ministre de Louis-Philippe. Licencié de la faculté de droit de Paris et inscrit au barreau en 1863, il y retrouve bon nombre de jeunes ténors républicains et libéraux. Lorsque Duvergier de Hauranne revient en 1865 d’un séjour d’études aux États-Unis, il introduit Ribot dans le salon de son père Prosper, rue de Rivoli, qui est l’un des hauts lieux de l’opposition libérale, fréquenté par Charles de Rémusat, Odilon Barrot et Adolphe Thiers. En 1869, il participe d’ailleurs à la campagne électorale de ce dernier, ce qui marque son engagement dans la vie politique. C’est donc dans le camp des libéraux, au service d’Adolphe Thiers et de son garde des Sceaux Armand Dufaure, dont il est le directeur des affaires criminelles, que Ribot se positionne très clairement au début de la IIIe République.
Mais qu’en est-il de sa culture économique ? À la différence de Paul Leroy-Beaulieu ou de Léon Say, il n’a pas de formation spécifique en matière d’économie et de finances. Il ne siège pas à la Société d’économie politique, bastion du libéralisme économique, et où se retrouvent pourtant ses amis Duvergier de Hauranne d’Eichthal. On chercherait en vain sa signature au bas des articles du Journal des Économistes, émanation de la Société fondée par Charles Garnier, ou de l’Économiste français, lancé en 1873 par Paul Leroy-Beaulieu. Pas plus qu’il ne collabore au monumental Dictionnaire des finances, publié en 1889 sous la direction de Léon Say, ou au Nouveau dictionnaire d’économie politique, dirigé par ce même Léon Say et par Joseph Chailley-Bert [5] . En un mot comme en cent, Ribot n’est pas un économiste : c’est un juriste, passionnément juriste.
C’est donc au juriste et parlementaire britannique Lord Eskine qu’il consacre son premier discours à la conférence des avocats, en 1866 [6] . C’est avec passion qu’il participe en 1869 à la création de la Société de législation comparée, dont il devient secrétaire-trésorier. À l’automne 1870, il remplace Léon Gambetta à la présidence de
Alors pourquoi son biographe affirme-t-il qu’au milieu des années 1880, le juriste Ribot s’est forgé « une réputation d’expert financier [7] » ? Parce qu’il siège depuis plusieurs années à la commission du Budget, et qu’à ce titre il a notamment rapporté sur le projet budgétaire du ministre des Finances Léon Say en 1882, argumentant avec compétence en faveur du vote des crédits égyptiens. À la faveur de ce débat, souvent technique, il a prouvé qu’il maîtrisait un bagage financier suffisant pour le distinguer de la masse des parlementaires. Idem en 1883 et en 1884, lorsqu’il s’agit d’appuyer les crédits réclamés par Jules Ferry pour ses expéditions tonkinoises, ou au contraire le 30 mars 1885 pour donner un coup d’arrêt à ces expéditions. En quelques années de commission budgétaire, et même s’il n’en parle jamais dans ses souvenirs, on peut penser que Ribot a acquis une vraie culture économique.
Elle lui semble en tout cas suffisante pour l’autoriser en janvier 1895 à choisir le ministère des Finances lorsque le tout nouveau président de
Clarté et pédagogie ne sont pas forcément synonymes d’expertise. S’il est incontestable que Ribot apparaît comme un maître dans l’art d’expliquer les enjeux économiques et financiers, cela ne signifie pas pour autant qu’il en soit un vrai spécialiste. Mais, aux yeux du monde parlementaire, c’est en tout cas suffisant pour lui conférer une légitimité. À nos yeux d’historien, c’est au moins le signe d’une véritable culture économique, apprise sur le tas, grâce au travail des commissions budgétaires.
En quoi cette culture est-elle imprégnée par le milieu de l’économie libérale, dont Ribot est le compagnon de route ? L’intransigeance dont il fait preuve en tant que chef de gouvernement, face aux mouvements sociaux de 1895, est le premier indice de cette proximité avec la famille politique libérale : le 30 mars, il refuse toute concession aux ouvriers grévistes des manufactures d’allumettes [10] ; en avril, il brise la grève des employés des Omnibus ; le 11 mai, à Bordeaux, il se prononce contre le syndicalisme, « instrument d’agitation politique et de guerre civile » ; enfin, de juillet à octobre, il multiplie les brimades policières contre les verriers grévistes de Carmaux. Cette fermeté est caractéristique des doctrines sociales professées par l’école économique libérale.
On retrouve le même conservatisme dans les principes revendiqués par Ribot sur
Et l’on retrouve un comportement similaire sur le terrain budgétaire, où il se présente comme un défenseur fidèle de l’orthodoxie libérale. Le 31 mai 1897 par exemple, en tant que président de la commission ad hoc, il intervient longuement pour appuyer le renouvellement du privilège d’émission de la Banque de France, prenant position contre le projet d’une banque d’État défendu par la gauche [15] . À plusieurs reprises, il affirme le grand dogme libéral de l’équilibre budgétaire, par exemple le 11 avril 1895 : « Le meilleur service qu’on puisse rendre à la démocratie, c’est de lui faire de bonnes finances, de lui dire la vérité et de ne pas la tromper en lui laissant croire qu’elle a des ressources infinies » affirme-t-il, dénonçant « la politique de l’imprévoyance qui grèvera les budgets futurs [16] ». C’est le discours classique des libéraux issus de la Société d’économie politique. Un discours que Ribot reprend au Sénat, le 2 juillet 1914 : « Nous ne devons pas avoir de repos tant que nous n’aurons pas fait le nécessaire pour rétablir l’équilibre [17] . » Mais, cette fois, on est à l’orée de la guerre, et de nouveaux paramètres vont entrer en jeu.
Comment les principes libéraux dont se réclame Ribot, à savoir l’équilibre du budget, l’État-minimum, le conservatisme fiscal et social, vont-ils résister aux contraintes de l’économie de guerre ?
Propulsé au ministère des Finances dans le deuxième cabinet Viviani, le 26 août 1914, à l’âge de 72 ans, seul survivant de la génération libérale qui est entrée en politique en même temps que lui, Ribot n’est sans doute pas le mieux armé pour affronter cette situation exceptionnelle. Il n’a pas été choisi pour ses compétences techniques, pas plus que pour son expérience, puisqu’il n’a détenu le portefeuille des Finances qu’une seule fois, en 1895. Si l’on en croit Poincaré, ce sont des raisons politiques qui ont poussé à faire appel à Ribot, au nom de l’unité nationale et de la modération qu’il incarne [18] . Ajoutons que le nouveau ministre des Finances inspire plutôt confiance au monde des affaires, et que c’est un atout qui n’est pas négligeable : parmi ses proches collaborateurs, on trouve des hommes comme Gaston Griolet, qui fait le lien avec les Rothschild, donc avec le conseil de régence de la Banque de France, et Octave Homberg, futur directeur de la Banque de l’Union parisienne. Si l’on précise enfin que Ribot s’est toujours intéressé aux questions internationales, on comprend qu’il puisse apparaître comme l’homme de la situation.
Dans sa correspondance, il exprime ses doutes, voire son désarroi, face à l’ampleur des problèmes posés, et qui l’obligent à décider au jour le jour, oubliant les principes pour s’adapter aux réalités. La question des réparations dans les départements du Nord, dont il est l’élu, se pose dès le mois de décembre 1914. Il est confronté par ailleurs aux dépenses engagées par le ministre de la Guerre, sans consultation préalable, ce qui suscite évidemment des tensions. Il est contraint à la navigation à vue, lui qui est imprégné des grands principes budgétaires de prévision et de prudence.
Alors comment gère-t-il cette situation exceptionnelle ? Tant que faire se peut, dans la fidélité à ses principes. Principes de rigueur et de clarté, avant toute chose. « La clarté est la condition nécessaire pour faire des bonnes finances », écrit Ribot, commentant après-guerre les grandes lignes de sa politique [19] . C’est pourquoi il tente, avec plus ou moins de succès, d’imiter l’expérience britannique d’un relevé sommaire des dépenses publiques établi chaque mois, contrairement aux habitudes déplorables qui s’étaient établies depuis 1880. Ce faisant, il s’inscrit très clairement dans la tradition des grands financiers de l’école libérale, notamment Léon Say, qui ont fait de la clarté budgétaire l’un de leurs dogmes majeurs.
L’autre dogme libéral, c’est celui de la rigueur : puisqu’il est incompatible avec l’économie de guerre, il faut simplement en retenir l’esprit. C’est donc au nom de la rigueur que Ribot écarte les propositions du président de la commission du budget de
Troisième dogme : éviter la hausse des impôts, vieille manie républicaine, combattue depuis des décennies par les libéraux. C’est pourquoi, alors que la commission du budget demande cet alourdissement de la fiscalité afin de financer l’effort de guerre, Ribot préfère la solution traditionnelle de sa famille politique : l’emprunt. Par un décret du 21 septembre 1914, il autorise villes et départements à émettre des bons remboursables après la guerre ou à des échéances plus courtes. Comme les municipalités rechignent, il accepte de donner un signal politique fort en faisant souscrire par l’État la moitié de l’emprunt de 140 millions de francs lancé par
Le volontarisme de Ribot se lit aussi et surtout dans sa décision de lancer les fameux bons de défense nationale. L’idée est lancée dans un article rédigé par Alfred Neymarck dans son journal financier Le Rentier [23] . Proche du banquier Rothschild, Neymarck est un libéral bon teint, et qui a travaillé dans le passé avec Ribot, dans les projets sur le logement social. À noter que c’est Georges Pallain, le gouverneur de la Banque de France, lui aussi en relation de longue date avec Ribot, qui a indiqué à ce dernier l’article de Neymarck. C’est une indication intéressante sur un type de réseau informel d’expertise, qui peut conduire à la décision politique. « L’idée me plut et je m’y attachai, quoique autour de moi parmi les fonctionnaires, elle ne rencontrât que scepticisme ou indifférence », remarque Ribot [24] . C’est donc une décision personnelle, appuyée sur des conseils privés, en dépit des railleries de Helfferich, le ministre allemand des Finances, ironisant sur les « ribotins », mais aussi en dépit des réticences de sa propre administration. Si l’on en croit Ribot, il lui a fallu une bonne dose de pédagogie pour « faire l’éducation » des agents du Trésor : « Vous n’imaginez pas, écrit-il, ce que les fonctionnaires sont capables d’inventer pour compliquer les affaires [25] . »
L’originalité des bons de la défense nationale réside dans leur capacité à drainer l’épargne du grand public, tandis que les bons du Trésor sont traditionnellement placés dans une clientèle très restreinte de financiers et de gros épargnants [26] . « Il fallait aller au pays lui-même, explique Ribot aux députés, le 23 janvier 1915. Nous avons mis les bons du Trésor, qui autrefois n’étaient dans les mains que de quelques privilégiés, à la disposition des plus humbles citoyens [27] . » C’est pourquoi les conditions d’accès aux bons de la défense nationale sont considérablement simplifiées, les souscripteurs étant dispensés de se faire connaître, les bons étant au porteur, donc susceptibles de passer de main en main comme des billets de banque, la souscription étant ouverte dans les bureaux de poste, et les bons étant offerts à échéances diverses de trois mois, six mois, un an, et portant un intérêt de 5 % payable d’avance.
Il les conçoit comme une mesure temporaire, dont le succès le surprend : « Je ne prévoyais pas la fortune qu’ils auraient », avoue-t-il aux anciens élèves de l’École libre des sciences politiques en 1922 [28] . Au total, la valeur des bons souscrits (à 5 % d’intérêt) dépasse cent milliards de francs entre 1914 et 1920, et, à cette date, il en reste pour 46 milliards dans le public. Ils ont été imités dans plusieurs pays, notamment en Angleterre et en Italie, et constituent, aux yeux de Ribot, « un des traits les plus originaux de l’histoire de ces cinq années [29] ». L’expédient provisoire est devenu un instrument central de l’effort de guerre.
Adaptation et pragmatisme sont donc les maîtres-mots de la politique financière menée par Ribot. C’est ainsi qu’il se démène pour coordonner les emprunts extérieurs de
Pragmatique, Ribot s’en remet aux conseils des experts, tel Octave Homberg, envoyé aux États-Unis pour négocier avec
C’est ainsi que le vieux libéral, hostile aux dépassements budgétaires comme à la fiscalité redistributrice, s’est plié aux contraintes de l’économie de guerre et du rapport des forces politiques
Le pragmatisme de guerre a-t-il pour autant eu raison des grands principes libéraux ? Ce n’est pas ce qui ressort de ses discours, notamment celui qu’il prononce au Sénat, le 30 mai 1919, et de la conférence offerte aux anciens élèves de l’École libre des sciences politiques en 1922.
L’équilibre budgétaire reste son dogme : il faut « à tout prix mettre sans retard en équilibre les dépenses de l’État et les ressources normales dont il peut disposer », donc restreindre les dépenses publiques, éviter tout gaspillage, sur le modèle de l’Angleterre après 1815 [35] . C’est au nom de ce dogme qu’il critique avec virulence le ministre des Finances de 1922, Louis Klotz (ancien président de la commission budget en 1916… et principal adversaire du ministre Ribot), accusé de ne pas contrôler les dépenses de l’État [36] . Il lui reproche par ailleurs de ne pas préparer l’opinion publique « aux sacrifices nécessaires aujourd’hui [37] ». Il lui oppose « l’effort fait en 1920 par le gouvernement, par les commissions et surtout par la commission du Sénat », à laquelle il a appartenu.
Les solutions qu’il propose relèvent de l’orthodoxie financière prônée par l’école d’économie politique : diminuer le nombre de fonctionnaires pour résorber le déficit public [38] ; restaurer la rigueur financière, « fermer tant que possible les comptes spéciaux, qui sont la négation de tout budget » ; remettre de l’ordre dans la comptabilité des bons de défense nationale, en réduisant de 1 % l’intérêt qui est servi : « J’espère, dit-il, que le ministère des Finances s’appliquera avec énergie à remettre les choses en l’état » ; rembourser graduellement la Banque de France, car « la circulation se règle d’elle-même » ; enfin restaurer un calendrier budgétaire strict, qui permet de voter le budget avant le 31 décembre. Quant à l’État, que l’économie de guerre a placé aux commandes de l’effort industriel, il faut qu’il « rende dans ses limites », Ribot estimant qu’avant la guerre, « elles étaient déjà singulièrement élargies [39] ».
Pourtant, à côté de ces principes inspirés de l’école libérale, on sent bien que le pragmatisme est présent. C’est ainsi qu’il reconnaît désormais « l’utilité de l’impôt général sur le revenu » allant même jusqu’à s’interroger sur son hostilité passée au projet de Joseph Caillaux : « Pourquoi a-t-on hésité à faire de nouveaux impôts ? », se demande-t-il, lui qui a prôné pendant plus de vingt ans la modernisation du système fiscal traditionnel plutôt que son remplacement [40] . Fallait-il le faire avant que les deux Chambres tombent d’accord, c’est-à-dire avant que la majorité sénatoriale ne se rallie enfin au projet ? Lors de la conférence de 1922, il se défend en affirmant que la situation était particulière, que l’impôt nouveau n’aurait pas été productif en temps de guerre, car bon nombre de départements étaient occupés. Mais, dans ses lettres, il reconnaît que l’impôt sur le revenu aurait sans doute permis de démontrer la solidité financière de l’État français et de financer l’intérêt de
On trouve même au détour d’une lettre, rédigée en 1920, une critique plus ou moins implicite du monde des affaires, dont la famille libérale se fait pourtant à cette époque le porte-parole dévoué. Ribot se demande par exemple si le conseil de régence de la Banque de France n’aurait pas pu accorder « quelques centaines de millions de plus pour faciliter la liquidation des engagements à la Bourse ». Quant aux banques, « n’avaient-elles pas les moyens de tenir leurs guichets ouverts et d’offrir de rembourser tous les dépôts afin que les déposants rassurés renoncent à réclamer leur argent [41] ? » Pour un libéral orthodoxe, de telles interrogations, même formulée par voie épistolaire, n’apparaissent pas « politiquement correctes ». On y sent pointer un regard critique, un peu désabusé. Mais Ribot se félicite par ailleurs que le gouverneur de la Banque de France, Georges Pallain, ait toujours fini « par consentir à nos demandes » et que le banquier Édouard de Rothschild, son « principal conseiller », ait su « concilier les intérêts de la banque et ceux de l’État [42] ». Il salue par ailleurs les efforts des grandes sociétés qui ont travaillé pour le ministère des Munitions, et qui ont accepté de former un consortium afin de placer sur le marché américain, par l’intermédiaire de
Alexandre Ribot est-il un « idéal-type » pour mesurer l’influence de la culture économique sur la pratique du pouvoir ? D’abord, il n’est pas sûr que l’on puisse parler d’une véritable « culture » économique à son propos. On peut sans doute invoquer des traditions, un héritage, des réseaux, une sociabilité, une sorte d’« écosystème » (le mot est désormais à la mode chez les historiens) qui marquerait l’affiliation de Ribot aux idées et aux valeurs de l’école économique libérale, celle de Léon Say et de Paul Leroy-Beaulieu. Parmi ces valeurs, on retiendra notamment le dogme de l’équilibre budgétaire et de la réduction des dépenses publiques, les dangers de l’interventionnisme étatique en matière sociale ou fiscale, le respect du marché et la solidarité envers les milieux d’affaires.
En second lieu, il faut rappeler que cette famille de la culture économique libérale, à laquelle Ribot est incontestablement affilié, n’est pas une famille monolithique et immobile, comme en témoigne la richesse des débats et des polémiques qui ont traversé la Société d’économie politique ainsi que les groupes parlementaires libéraux dans les années 1880-1914. Par ailleurs, de Léon Say, ministre des Finances entre 1872 et 1882, jusqu’à Alexandre Ribot, cette famille s’est en permanence confrontée à une pratique de la gouvernance qui a souvent aménagé les principes de l’orthodoxie libérale, dont elle se réclamait au début de la IIIe République. Dans la situation de crise exceptionnelle suscitée par
En revanche, on serait bien en peine pour définir les idées précises de Ribot en matière de technique financière, de conversion, de comptabilité budgétaire, tout ce qui relèverait d'une véritable expertise telle que pouvaient la revendiquer d'autres ministres des Finances de l’époque, de Léon Say, petit-fils du grand économiste Jean-Baptiste Say et lui-même pilier de l’école française d’économie politique, à Joseph Caillaux, passé par l’inspection des finances. La politique de guerre de Ribot, ce sont ses conseillers qui la lui suggèrent, que ce soit Alfred Neymarck inventant les bons de la défense nationale, Octave Homberg initiant et négociant les emprunts conjoints franco-britanniques aux États-Unis, ou Édouard de Rothschild fixant les rythmes des avances consenties par
On ne peut donc pas dire que la politique financière ait porté la marque des idées de Ribot entre 1914 et 1917. D’ailleurs, ce n’était pas dans ce but qu'il avait été choisi. Il fallait un modéré, un sage, susceptible de rassurer à la fois le monde parlementaire et les décideurs de l'économie. Dans la conjoncture troublée des années de guerre, il fallait un homme de négociation et de consensus, administrant la preuve de son pragmatisme et de sa capacité à bien s'entourer.
La culture libérale du jeune Ribot n'a pas disparu pour autant. Les vertus fondamentales de l'école d’économie politique n'ont pas été oubliées pendant et même après
N'oublions pas cependant que le septuagénaire qui revient aux Finances en 1914 est loin d'être un néophyte en matière financière et économique. Depuis plus de trente ans, il s'est frotté et confronté à tous les grands enjeux de son époque, et c’est au sein des commissions de la Chambre et du Senat qu'il s’est forgé une véritable culture économique, nourrie d'histoire financière, d'enquêtes à l’étranger et de débats contradictoires, S’il n’est ni un théoricien ni même un expert, il est devenu incontestablement un spécialiste.
Commentant en 1903 sa réception à l’Académie des sciences morales et politiques, où il retrouvait des membres éminents de la famille libérale, tels Georges Picot et Paul Leroy-Beaulieu, il y voyait « un refuge contre la politique » à laquelle il aurait, disait-il, « commis l'erreur de donner le meilleur » de sa vie [43] . Regrets sincères ou simple coquetterie d’un politicien reconnu par l’establishment intellectuel, trois ans avant d’être élu à l’Académie française ? Il semble en tout cas que son grand retour aux affaires, en 1914, n’ait pas été l'aboutissement d'une ambition dévorante, mais le sacrifice véritable d'un serviteur de l'État. Au vu de notre histoire politique contemporaine, la chose est assez rare pour être signalée.
Pour citer cet article :
[1] Martin E. Schmidt, Alexandre Ribot. Odyssea of a Liberal in The Third Republic, Martin Nijhoff,
[2] Député du Pas-de-Calais de 1878 à 1909 puis sénateur de 1909 à sa mort en 1923.
[3] Ministre des Affaires étrangères du 17 mars 1890 au 19 février 1892, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères du 6 décembre 1892 au 30 mars 1893, président du Conseil et ministre des Finances du 26 janvier au 28 octobre 1895.
[4] Président du Conseil et ministre des Finances du 9 au 12 juin 1914, ministre des Finances du 26 août 1914 au 18 mars 1917, président du Conseil et ministre des Finances du 20 mars au 7 septembre 1917, ministre des Affaires étrangères du 12 septembre au 13 novembre 1917.
[5]
[6] Martin E. Schmidt, Alexandre Ribot…, op. cit., p. 7.
[7] Idem, p. 32.
[8] Journal officiel, Débats de
[9] Martin E. Schmidt, Alexandre Ribot…, op. cit., p. 54.
[10] Journal officiel, Débats de
[11] Idem, 1894, p. 788-795.
[12] Ibidem, 1896, p. 1143.
[13] Journal officiel, Débats du Sénat, 1914, p. 168.
[14] Idem, p. 227.
[15] Journal officiel, Débats de
[16] Idem, 1895, p. 1321.
[17] Journal officiel, Débats du Sénat, 1914, p. 976.
[18] Raymond Poincaré, Au service de
[19] Alexandre Ribot, Lettres à un ami. Souvenirs de ma vie politique, Paris, Bossard, 1924, p. 42 (lettres écrites en 1920).
[20] Idem, p. 33.
[21] Ibidem, p. 42.
[22] Ibidem, p. 41.
[23] Ibidem, p. 26.
[24] Ibidem, p. 23.
[25] Ibidem, p. 29.
[26] Ce souci de démocratiser l’emprunt peut faire penser au projet d’emprunt de financement du grand plan de travaux publics Freycinet, mis au point en 1879 par Léon Say, alors ministre des Finances. Si l’on rappelle que Léon Say est l’une des références de Ribot, dans la continuité de la famille politique libérale, on comprend que les cheminements de la « culture » économique sont parfois irréductibles à l’analyse immédiate des structures de formation officielles.
[27] Journal officiel, Débats de
[28] Alexandre Ribot, Les problèmes financiers de l’après-guerre, Paris, Alcan, 1922, p. 34.
[29] Alexandre Ribot, Lettres…, op. cit., p. 32.
[30] Archives nationales, fonds du ministère des Finances, F30.698.
[31] Alexandre Ribot, Lettres…, op. cit., p. 77.
[32] Idem, p. 19.
[33] Ibidem, p. 58.
[34] Ibidem, p. 61
[35] Ibidem, p. 41, lettre de 1921.
[36] Alexandre Ribot, Les problèmes financiers de l’après-guerre, op. cit., p. 29.
[37] Journal officiel, Débats du Sénat, 1919, p. 959.
[38] Alexandre Ribot, Les problèmes…, op. cit., p. 31.
[39] Idem, p. 35-36.
[40] Alexandre Ribot, Les problèmes…, op. cit., p. 39.
[41] Alexandre Ribot, Lettres…, op. cit., p. 10.
[42] Idem, p. 21.
[43] Lettre à Francis Charmes, 11 décembre 1903, citée dans