En France, Lelio Basso n’est guère connu sauf par les experts du socialisme et certains historiens qui savent que ce personnage a créé à Rome une fondation portant son nom qui dispose de remarquables fonds sur la Révolution française et le socialisme italien et européen, qui, dans les années 1970-1980, entretenait des rapports étroits avec des chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales et qui, aujourd’hui encore, représente un foyer de vie intellectuelle en Italie [1] . En effet, Lelio Basso (1903-1978) a été l’une des grandes personnalités du socialisme et de la vie politique de l’autre côté des Alpes.
Roberto Colozza lui consacre « une biographie politique » centrée sur les dix années de sa vie qu’il considère être les plus décisives pour son activité au sein du Parti socialiste italien (PSI), seul parti de cette famille à être resté en Europe occidentale aux côtés d’un parti communiste durant la guerre froide. Le livre n’est pas facile d’accès pour qui n’est pas familier de Lelio Basso, du socialisme et de la politique transalpins. En effet, rien ne nous est dit sur les quarante-cinq premières années de la vie de Basso comme sur les deux décennies successives qui courent de 1958 à son décès, alors que celui-ci développa de nombreuses activités au niveau international, notamment au tribunal Russell. Rien non plus ne nous est indiqué sur la vie personnelle de Lelio Basso. En outre, l’auteur recourt à une pédagogie assez sommaire pour brosser un panorama de la gauche et, plus généralement, de la politique italienne durant la décennie qui l’intéresse. Au vrai, son livre est celui d’un chercheur qui s’adresse à un public d’happy few. À ce titre, il s’avère d’une grande utilité en scrutant les trois principales facettes de Lelio Basso. Dirigeant politique, il s’avère très attaché à son parti, qu’il essaye de développer selon une conception venue de Rosa Luxemburg plus que de Lénine à laquelle se réfèrent les responsables du PSI durant la période étudiée, et il s’implique fortement dans tous ses affrontements internes. Juriste, il agit pour la défense des victimes de la répression en Italie et se passionne pour la réflexion sur les droits des citoyens. Enfin, intellectuel socialiste révolutionnaire tendance Rosa Luxemburg (dont il introduit les œuvres dans son pays), porté sur la théorie marxiste à laquelle il accorde une importance considérable, il est un homme de revues (par exemple avec Cahiers internationaux, Quarto Stato, Mondo Operaio ou encore Problemi del socialismo) au cœur de divers réseaux en Italie et à l’étranger.
Au sein du PSI, il connaît des hauts et des bas très bien analysés par Roberto Colozza qui s’appuie sur une impressionnante moisson d’archives. Dans la période qui va de 1948, alors qu’il est secrétaire de son parti et qu’il a été l’un des concepteurs de la Constitution entrée en application cette même année, jusqu’à 1958 où il est dans l’opposition interne de son parti, ce qui l’amènera quelques années plus tard à fonder le Parti socialiste italien d’unité prolétarienne, Roberto Colozza distingue trois phases chronologiques qui constituent les trois chapitres (qui sont en fait des parties) de son ouvrage. Au sein de chacun d’entre eux, il reconstitue en détail les combats de Lelio Basso dans un parti d’autant plus divisé qu’il ne cesse de perdre de l’influence au profit du Parti communiste italien (PCI). Le premier court de 1948 à 1951. À la suite de la défaite traumatisante du Front démocratique, cette alliance socialo-communiste dont il n’était pas partisan, lors des premières élections législatives de la République en avril 1948, le PSI, qui a beaucoup perdu, est dans
L’ouvrage de Colozza montre la cohérence de la réflexion et de la pensée de Basso mais aussi ses infléchissements et ses évolutions. Ce socialiste de gauche, antistalinien de toujours, considère néanmoins que l’URSS est, comme le dit l’auteur, « le phare du socialisme » (p. 267). Il ne cesse de fustiger la DC, n’hésitant pas à en faire le fourrier du totalitarisme à l’instar du fascisme, mais il est ouvert au dialogue avec les catholiques de gauche et, tout en étant athée et laïc, ne tombe jamais dans l’anti-cléricalisme. Il condamne le capitalisme mais, comme presque toute la gauche italienne, il cherchera, à partir de la deuxième moitié des années 1950, à en comprendre les évolutions de même que les mutations de la société italienne. Militant intransigeant, il change de position, à la même époque, sur le Marché commun ou l’unité des socialistes en Italie comme en Europe. Intellectuel et théoricien, bien que fidèle au marxisme, il approfondira continûment sa réflexion sur la démocratie et le socialisme, ainsi qu’en atteste son ouvrage Le Prince sans sceptre, publié en 1958.
Le livre de Colozza est une biographie politique qui pourrait sembler quelque peu old fashion. Il se focalise en effet sur le groupe dirigeant du PSI, les controverses idéologiques, les batailles de courants avec leurs alliances et leurs manœuvres dont l’enjeu est la définition de l’orientation stratégique du parti et de ses références idéologiques. Mais en ces temps où tant d’historiens et de chercheurs de sciences sociales ont tendance à relativiser le poids des idées politiques en les réduisant à de simples instruments de légitimation dans les luttes concurrentielles pour le contrôle de telle ou telle institution, Roberto Colozza a l’immense mérite de nous rappeler qu’en ces années-là le socialisme n’était pas qu’une simple étiquette sur le marché électoral. Il représentait au contraire un engagement total doté d’un réel contenu politique, conceptuel et idéologique qui forgeait la culture des dirigeants, déterminait leurs conduites et orientait leurs pratiques.
[1] Voir aussi son article récent, Roberto Colozza, « De l’Italie à la France, de l’Algérie au Vietnam. La gauche vue par Lelio Basso », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2012/3, n° 115, p. 103-114.