Après la condamnation de l’Action française (1926), une nouvelle génération d’évêques recentre l’Église de France. L’épiscopat, en guerre (...)
Après la condamnation de l’Action française (1926), une nouvelle génération d’évêques recentre l’Église de France. L’épiscopat, en guerre contre la dissidence maurrassienne, se rapproche pour l’occasion des démocrates-chrétiens. L’avènement du régime de Vichy brise cette dynamique. La génération des évêques maréchalistes et souvent anciens combattants dénonce avec virulence la Résistance, en particulier catholique. Le divorce est consommé à la Libération avec les démocrates-chrétiens et impose la majorité de l’épiscopat comme une « élite dissidente ». C’est cette inversion de parcours qu’il s’agit de présenter dans ses grandes étapes.
Mots clés : épiscopat, Action française, Vichy, Résistance, Libération, démocrates-chrétiens.
“The French episcopate facing Maurras and Resistance”
After the 1926 Papal condemnation of the Action Française, a new generation of French bishops, opposed to the Maurras movement, shifted towards the centre and Christian Democracy. The Vichy Regime put an end to this drift as the pro-Vichy bishops (some of them were WWI veterans) strongly condemned the Resistance movement. After the war, the episcopate can be described as a “dissident elite” split from the Christian-democratic Popular Republican Movement. The paper describes this evolution.
Key words : épiscopat, Action française, Vichy, Résistance, Liberation, démocrates-chrétiens.
La focale dissidente, souvent orientée vers le bas, mérite d’être appliquée à la tête de l’Église de France. L’épiscopat issu du discordat, de la Séparation et de la réaction de Pie X, désormais librement choisi par Rome, a regardé durant le premier quart du XXe siècle vers le modèle intransigeant et donc l’Action française. La guerre et le rapprochement diplomatique qui s’ensuit au début des années 1920 entre Paris et le Saint-Siège n’ont pu que raviver les souvenirs transigeants issus du Concordat. Le Second Ralliement a quant à lui été appliqué en 1926, lorsque Pie XI désigne l’Action française comme élite dissidente. Dans un mouvement inversé mais tout aussi intense que celui de 1905, le profil des nouveaux évêques change en conséquence. C’est le nonce Maglione qui a eu pour mission d’opérer cette forte mutation hiérarchique (pas moins de quarante sièges, soit près de la moitié des évêchés, pourvus entre 1926 et 1936).
La condamnation de l’Action française (AF), couronnement du Second Ralliement, modifie en profondeur l’identité de l’Église de France héritée de
Existe-t-il cependant une « dissidence » au sein de la hiérarchie catholique du début des années 1930 ? Les profils d’accès à l’épiscopat sont-ils tous uniformes autour de l’identité sulpicienne et d’une jeunesse préservée de toute séduction AF par le truchement du Sillon, de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) et des Semaines sociales ? Le nonce Maglione propose comme évêques et même archevêques (Suhard, Mignen) quelques anciens du Séminaire français (Mathieu, Picaud, Tréhiou) ou des élèves de Billot (Pic) qui ont pu être liés au réseau intransigeant et pour certains proches de l’AF. Seulement, leur loyalisme ou leur prudence durant la condamnation suffisent à leur donner une respectabilité suffisante aux yeux du nonce. À l’instar d’un Suhard, ils apportent leur sensibilité, notamment pour ce qui est de la défense de la doctrine, mais sans déparer dans le nouvel épiscopat et la fidélité à la ligne du pontife. Pour ne citer qu’un cas emblématique, Hippolyte Tréhiou, encore inscrit dans le réseau breton intransigeant du cardinal Charost au milieu des années 1920, n’hésite pas à renvoyer l’abbé Berto, disciple intégral de Le Floch [5] et qui, au grand séminaire de Vannes, s’activait à la constitution d’une fraternité sacerdotale acquise à sa cause plus qu’à celle de l’évêque [6] .
Malgré l’intense formatage du nonce, la diversité de l’épiscopat restait cependant effective puisque, parmi les évêques nommés avant la condamnation de l’AF, certains profils étaient très marqués. Les spécimens de l’intransigeance agrégés autour de Chollet, Llobet, Harscouët, Girbeau ou de l’actif Florent du Bois de
Le recentrage de l’Église de France est donc une réalité au début des années 1930. L’épuration des cadres maurrassiens à tous les étages de l’édifice accompagne dans les discours hiérarchiques l’abandon du ton de combat de la décennie précédente. L’image de l’épiscopat change et inverse le ressentiment. Alors que le gallican Louis Canet, l’influent conseiller aux affaires religieuses du Quai d’Orsay impliqué dans la consultation organisée depuis 1921 sur les nominations épiscopales, n’a plus à s’opposer aux évêques de son ennemi Henri Le Floch, ce sont logiquement les attaques intégristes qui se concentrent sur le nouvel épiscopat. Encore faut-il préciser que c’est surtout Rome et son représentant en France, le nonce Maglione, qui sont les plus visés. Mais c’est un fait que les évêques français, en particulier la mémoire de Mgr Julien (Arras), les cardinaux Liénart et Verdier ou encore Mgr Durand (Oran) nourrissent les pamphlets Vérités de Luc-Vérus [9] , expression publique d’une dissidence interne à l’Eglise et mode de défiance habituelle d’une frange toujours virulente, quoique minoritaire, du catholicisme français et de ses relais romains. On peut penser toutefois que les recettes des critiques intégristes sont bien éculées. La comparaison avec les évêques fin de siècle, concordataires et républicains, ne tient pas en régime de Séparation, qui plus est avec une majorité d’évêques anciens combattants qui continuent de recevoir des décorations pour leur action dans
La condamnation de Maurras ayant un impact général sur l’ensemble du spectre du catholicisme français, les évêques acteurs de la condamnation ont été aidés par les réseaux démocrates-chrétiens et l’avis de Francisque Gay a pu être ponctuellement pris en compte par le nonce dans l’attribution de certains sièges épiscopaux. Les élections législatives de 1928 constituent à ce titre une étape importante puisque l’épiscopat français ne peut plus condamner, après la stigmatisation de Maurras, cette mouvance ; ce qui profite au Parti démocrate populaire qui fait son meilleur score de
Le débat autour du pacifisme, très vif au début des années 1930, éclaire ces positions. La presse, enjeu du pontificat de Pie XI, est devenue l’une des grandes préoccupations des évêques français. Selon eux, le nationalisme de l’AF est repris dans les journaux de droite de François Coty (L’Ami du peuple) qui deviennent une cible de choix [10] . Plusieurs personnalités emblématiques de la nouvelle génération hiérarchique (Pic, Béguin) s’investissent avec Francisque Gay ou le P. Merklen dans des tribunes d’affirmation du pacifisme pontifical au risque de s’impliquer dans la campagne électorale de 1932. Ces prélats semblent se déporter très avant en direction d’un « briandisme » qui leur est reproché par leurs adversaires, y compris parmi des évêques plus âgés (Tisier, Sagot du Vauroux) plus proches de la Fédération nationale catholique (FNC). Dans ce contexte surgit le contentieux entre le général de Castelnau et l’ACJF. Souvent analysée [11] , cette crise révélatrice du conflit de génération et de la confrontation des identités au sein du militantisme catholique français ne doit pas oublier d’intégrer les évêques.
Depuis 1931 en effet, l’Action catholique a été unifiée par
« Un malaise toutefois plane encore : une tendance demeure à jeter la suspicion contre certains prêtres, certains évêques, certains prédicateurs. Est-ce possible ? Nos évêques, nos prêtres, nos associations ont donné sur les champs de bataille de
Le viatique du pacifisme pontifical n’est guère utilisé, mais la réponse qui se place sur la médiation générationnelle entre patriotisme sourcilleux et pacifisme juvénile évoque habilement les « ténèbres » de l’AF pour ramener ACJF et FNC à l’apaisement derrière les chefs. Les évêques de Pie XI témoignent alors d’un contrôle de l’espace catholique, au cours de grandes manifestations organisées de concert avec l’abbé Bergey, tels que les pèlerinages européens des anciens combattants (Lourdes 1934 et 1936 ; Rome en 1935) qui ne gomment pas une certaine fascination pour le modèle autoritaire et
Cette logique a-t-elle été compromise sous le Front populaire ? Après tout, c’est le moment de tous les dangers et l’observateur rapide n’a qu’à surligner les raidissements du discours [14] et les condamnations romaines pour construire les ponts entre 1925 et la période de
« Votre Éminence sait avec quelle ardeur le clergé de France a répondu aux appels du Saint Père et s’est engagé dans la voie d’une Action Catholique profonde, en dehors de toute compromission politique, et quels magnifiques résultats ont été obtenus par cette Action dans tous les milieux. Au lieu de s’en réjouir, certains milieux catholiques plus ou moins influencés par l’AF et soutenus par une presse qui voudrait mettre le catholicisme au service de partis politiques, ont entrepris de jeter le soupçon de connivence avec la maçonnerie et le communisme, sur les évêques, les prêtres et les laïques qui se sont donnés dans l’apostolat de conquête. Incapables de comprendre que l’Église peut avoir son action propre, ils ne peuvent admettre que ses représentants se libèrent de leurs partis politiques sans les accuser aussitôt d’adhérer aux partis adverses. Un catholique égaré lance-t-il Terre Nouvelle, on s’efforce aussitôt de faire croire que cet organe exprime l’état d’esprit du jeune clergé français, de la Jeunesse catholique française, etc.
Et tandis qu’on s’efforce de paralyser les efforts de ceux qui travaillent au renouveau chrétien qui se dessine chez nous, on répand le bruit que le Saint Père a reconnu son « erreur » à l’égard de l’Action française et qu’il a l’intention de la réhabiliter.
Tant que cela restait le fait de catholiques réfractaires, je n’y attachais guère d’importance parce que leurs attaques envers le Saint Père lui-même suffisaient à mettre en garde contre eux. Mais ils ont changé de tactique et ils ont réussi à insinuer leurs calomnies dans beaucoup d’esprits plus sincères. Aujourd’hui c’est couramment que dans certains milieux "bien pensants" on parle des Cardinaux et évêques bolchevistes et qu’on traite de même les militants les plus dévoués à l’Église qui sont cependant les adversaires les plus efficaces et les plus fermes de la contagion communiste.
Plusieurs, je le sais, ont porté jusqu’à Rome leurs dénigrements. Ils ont trouvé dans les journaux italiens certaines plumes complaisantes qui accusent l’épiscopat de complaisance franc-maçonne et communiste. Mais ce qui a achevé de me révéler les progrès de ces campagnes perfides, c’est un article de la Civiltà cattolica du 21 août 37 où le RP Rosa tout en faisant certaines réserves sur les articles du professeur Manarcorda, termine par une note qui laisse entendre qu’en effet, en France particulièrement, des organes catholiques font le jeu de la maçonnerie et du communisme. Il se réfère à « la France réelle », organe d’ailleurs insignifiant et succédané de l’AF, qui s’est acharné, avec la presse dont j’ai parlé, à ruiner Sept,
Votre Éminence comprendra mon étonnement en voyant une revue aussi importante que la Civiltà cattolica se faire l’écho de telles accusations. C’est toute l’œuvre de rechristianisation actuellement entreprise chez nous qui se sent soupçonnée injustement et qui se trouve paralysée et menacée par de pareilles campagnes [19] . »
Le rapport est écrit à chaud, quelques jours après la disparition de Sept, ce qui explique les détails abondants sur la presse [20] , témoigne d’une certaine perte d’influence de la majorité épiscopale française à Rome. Les évolutions vaticanes sont en effet en décalage avec l’aspiration de l’évêque de Lille, ce que vient confirmer au début du pontificat de Pacelli la levée de l’index contre l’AF (juillet 1939). Cependant, dans le climat unanimiste favorisé sur le plan politique par la séduction autoritaire de Daladier [21] puis la croisade patriotique de l’entrée en guerre, l’épiscopat serre les rangs. Dès avant Vichy, un certain nivellement se constate. Le contraste qui existe toujours entre les sensibilités n’est plus aussi opérant. Le profil des nominations a été infléchi dès 1936, sous l’influence de Pacelli alors secrétaire d’État. Le Séminaire français de Rome est désormais clairement favorisé, ce que confirment les nominations de 1940 (Guerry, Lebrun, Martin, Théas) et la promotion de Suhard sur le siège parisien en 1940. Il n’y a donc plus les évêques sulpiciens contre les anciens « conservateurs », mais un groupe déjà plus composite. Surtout le maréchalisme, immédiatement partagé, soude l’ensemble de la hiérarchie autour des valeurs combattantes qui sont celles de la majorité des évêques. Cela a pour effet de renverser les antagonismes, d’unifier l’épiscopat dans sa position d’élite relais du régime, le tout dans un schéma de centralité déjà constaté à la fin de la IIIe République, mais naturellement exacerbé, d’autant qu’il peut être parfois durement dirigé contre ennemis de l’intérieur et dissidents de l’extérieur.
L’unanimisme maréchaliste décliné à longueur de discours par la hiérarchie catholique, et qui s’accompagne d’un appel redoublé en direction des élites et de la masse catholique en faveur de leur participation à l’effort de redressement national, en vient à désigner précocement une « dissidence ». Si en 1940 les élites républicaines défaillantes sont plus désignées par contamination de langage, comme le prouvent quelques discours encore temporisateurs du côté de l’épiscopat transigeant du Sud-Ouest, l’année 1941 voit un positionnement sans nuance de l’ensemble de
Ce n’est pas seulement Mgr du Bois de
On peut considérer que les équilibres internes du catholicisme français se sont adaptés à la nouvelle situation autoritaire. Sur le plan théologique [22] , on remarquera ainsi que le dominicain et strict thomiste Reginald Garrigou-Lagrange a pu orienter une part importante de l’épiscopat méridional, lors de la retraite de Notre-Dame de Rochefort au début d’octobre 1940. Il prêche aux « évêques de Maglione », Rodié ou Pic qui ont pu être sensibles, lors de la condamnation de l’AF, au thomisme modéré de Maritain et à la philosophie de l’action de Blondel [23] . La théologie politique du loyalisme est moins reçue passivement par un épiscopat, proche des deux jésuites Paul Coulet [24] et de Paul Doncoeur, que partagée et distillée dans une sphère maréchaliste large qui englobe des personnalités telles que l’abbé Bergey dont les écrits et les paroles portent très haut le pétainisme. On aurait ainsi tendance à traiter une question aussi importante que la relation de l’épiscopat de zone sud à la Légion dans la continuité de la pratique observée avec les ligues. Le cadre est cependant inversé car la Légion se veut totalisante alors que les ligues étaient dissidentes dans la République, ce qui n’empêche pas des demandes de clarification négociée de la part d’évêques soucieux de préserver les militants catholiques d’un engagement politique trop affirmé dans une stratégie continuée [25] .
L’inquiétude hiérarchique s’exprime toutefois contre un autre versant du catholicisme. La tentation de collaboration de Soutanes de France, l’organe des prêtres anciens combattants ou des traités théologiques qui circulent au sein même de la compagnie de Saint-Sulpice [26] qui a tant marqué l’identité de cette génération d’évêques sont pour les prélats bien moins préoccupants, si tant est qu’on puisse même parler de préoccupation, que la « vraie » dissidence, issue de cette Résistance dont ils récusent le nom. On trouve en effet, lors du tournant de 1942 marqué par la réaffirmation de la thèse « loyaliste » (ACA de décembre), la réfutation hiérarchique de la théorie du Prince-esclave du jésuite Gaston Fessard accompagnant l’invasion allemande de
Sur fond de division, l’année 1943 consacre une incompréhension dramatique entre évêques et jeunesse catholique. Le certificat de naissance de cette génération hiérarchique, à savoir le ravissement de la jeunesse à l’influence de Maurras, avait jusqu’alors été entretenu grâce à une représentation positive de la jeunesse par l’intermédiaire de l’Action catholique spécialisée et du jeune clergé. Il est ainsi notable que l’évêque qui avait le plus rêvé d’une jeunesse régénérée par Pétain – Mgr Martin au Puy-en-Velay, lors du grand pèlerinage du 15 août 1942 – choisisse une année plus tard de s’adresser à un « jeune catholique » qui lit TC, et suit donc les mauvais conseillers ou se réfère maladroitement aux évêques étrangers (Pays-Bas et Allemagne). À ce propos, la géographie européenne des évêques est évidemment à géométrie variable puisque Mgr Pic fait au même moment l’apologie de l’Estado Novo portugais. Sans pouvoir mener ici le récit des relations complexes de l’épiscopat avec ses mouvements de jeunesse déjà bien balisé par l’historiographie, il est clair que 1943 constitue pour cette génération hiérarchique sa première grande crise, plus marquée avec la JEC, et surtout l’ACJF remise au pas sur Vichy en octobre, qu’avec la JOC et la JAC, même si le cloisonnement de l’Occupation et l’individualisation des destins obligent à ne pas tout considérer à l’échelle collective [29] . Dans les conditions particulières de l’expression de l’obéissance dans l’Église, ce qui rend l’indiscipline plus notable encore, la relation est également abîmée avec une partie des séminaristes et des jeunes prêtres.
Illustration 1 : Mgr Dutoit en pays minier au début des années 1930. L'évêque d'Arras, nommé en 1932, est un évêque "social", très engagé contre les conservateurs sous le pontificat de Pie XI. L'occupation change la donne. Dans le département d'origine de Pétain, il défend la collaboration et doit démissionner à la Libération (archives diocésaines d'Arras, © DR).
On est là au cœur d’un conflit d’autorité qui est également un conflit de génération, ce qui autorise à parler de vieillissement prématuré de cette génération hiérarchique à cause de son maréchalisme indélébile. Le STO a figé les positions des évêques qui sont montés au créneau durant l’été 1943. Alors que la prudence devant les complexités de l’Occupation, le double jeu, voire pour certains la clairvoyance ont permis à une minorité de prélats de garder la confiance de la jeunesse (Dubourg, Terrier). À quelque exceptions près (Liénart), le groupe « central » déjà repéré a sermonné les réfractaires à plusieurs échelles : intimité du séminaire (Mgr Feltin [30] ), espace diocésain (Mgr Auvity), espace national (Mgr Serrand [31] ). Plus largement, dans les derniers mois de l’Occupation, les listes noires de la Résistance [32] , séparant les « bons » prélats des plus compromis, se nourrissaient bien entendu de tels engagements publiquement affirmés. Même si la situation se brouille − arrestations, relations différenciées avec les maquis −, les derniers actes cérémoniels (obsèques d’Henriot) fixent la représentation et annoncent des lendemains qui déchantent pour la majorité des évêques au moment de la Libération.
La dépréciation de l’épiscopat par les résistants démocrates-chrétiens, une partie des catholiques sociaux, et plus largement par la société libérée, est bien née dans les mois précédents. Mais c’est un fait que la Libération reste en soi une période particulière témoignant non seulement du renversement entre une expression précédemment dissidente qui devient légitime et un épiscopat qui apparaît lui-même dissident au terme d’un processus de marginalisation largement assumé et provoqué. L’électricité des premiers contacts entre évêques et anciens « dissidents » révèle l’ampleur du divorce. La première vague des aumôniers de la France libre échouant dans les palais épiscopaux et autres sanctuaires libérés se heurte à une digue. À Nantes, l’homélie de l’abbé Lepoutre, imposé par Michel Debré pour le Service anniversaire des victimes du bombardement à Saint-Similien, est ainsi reléguée au rang de « lamentable discours » par Mgr Villepelet [33] . Plus largement, le récit des affrontements directs offre un corpus favorisant
Le monde qui sépare évêques et Résistants doit se mesurer avec la comparaison termes à termes des colonnes grises des Semaines religieuses, bulletins officiels qui reprennent de l’importance en raison de l’absence de parution de La Croix jusqu’au début 1945, avec les nouveaux titres de la Libération sévèrement qualifiés de presse « sans aucun esprit chrétien » par Mgr Guerry [37] . Dans cette masse imposante, on repérera l’expression d’un discours dissident de la part de l’épiscopat. Il n’existe pas sur le terrain social, mais bien sur celui de la théologie politique. Prompt à convertir le loyalisme de 1941 en apolitisme, ce qui est trop souligné pour ne pas apparaître comme un déni, la crainte du cléricalisme est avancée en 1944 pour ne voir qu’influence partisane (à comprendre comme influence communiste [38] ) et statut provisoire du pouvoir gaulliste [39] . Maréchalisme tardif et « obsession de la justice sans mandat » constituent les deux autres piliers d’un discours hiérarchique qui s’identifie volontiers au sort des élites du régime défunt. L’épiscopat nourrit par son discours et par ses actes (témoignage à décharge du cardinal Liénart au procès Pétain) une position « dissidente » qui dure très avant sous la IVe République, au moins jusqu’à la mort du Maréchal et l’amnistie de 1951. On trouve dans ce destin collectif des nuances comparables au raidissement d’un Desgranges, autrefois proche du PDP et des Semaines sociales, en guerre contre l’épuration. Cette inversion est-elle un nivellement entre anciens adversaires et thuriféraires de l’AF ? C’est un fait que pendant la sortie de guerre, le discours intégriste n’attaque plus l’épiscopat français car il se retrouve dans la même position vis-à-vis de la République et des démocrates-chrétiens. Ces derniers et Bidault en premier lieu estiment quant à eux que la Libération exige un changement de cap hiérarchique similaire à celui connu après la condamnation de l’AF. Signe que l’Occupation fait vraiment écran, Bidault ne reconnaît plus à cette génération hiérarchique le bénéfice de son identité d’avant-1940. L’épuration mais aussi la volonté d’un rajeunissement de l’épiscopat, avec de surcroît la promotion de Résistants, se heurtent, sauf exception, à la stratégie de nominations de Pie XII.
Malgré des traits de réaction similaires et unificateurs, la hiérarchie garde toutefois toute sa complexité à la Libération [40] . L’identification des « courants » qui la traversent reprend de l’intérêt. On ne sera guère étonnés de noter dans l’épiscopat conservateur un raidissement. La référence au Sillon réapparaît sous la plume de Mgr de Llobet dans la logique de son combat constant contre les « démocrates » alors en position de force. Ce dernier explique ainsi à Mgr Chollet son refus de recevoir le chanoine Denis, « missus » de TC et du RP Chaillet qu’il craint de voir devenir le véritable « directeur de conscience de la hiérarchie » : « Sur les 41 collègues qu'il a visités, plus de vingt ont donné leur entière adhésion, favorisé sa propagande, présidé même des cérémonies du clergé pour lui gagner des sympathies. […] Je suis le premier à manifester une position nettement négative [à l'encontre de cet émissaire] appuyé par notre éminent collègue de Lyon [41] » ajoute-t-il.
L’allusion finale au cardinal Gerlier prouve la permanence des clivages traditionnels au sein de
On avouera toutefois une réticence à vouloir systématiquement classer l’épiscopat par groupe. La relation des évêques au MRP révèle ainsi un refus du cléricalisme parmi les évêques transigeants du Sud-Ouest (Terrier à Bayonne ; Moussaron à Albi), là où Roques, lui aussi issu du Sud-Ouest mais à Rennes, soutient sans compter le nouveau mouvement. Le même Roques, conforté par les autorités résistantes, est également le premier à défendre l’honneur collectif du corps [43] , avant même les conférences de Liénart et de Guerry. Si les nuances sont nécessaires à l’histoire, elles apparaissent toutefois en décalage avec le temps de la Libération qui nourrit oppositions, représentations définitives et jugements péremptoires. Les démocrates-chrétiens ont ainsi leur cardinal (Saliège) ou leur évêque (Théas) « résistants », identité individuelle, nationale et dissidente que ces deux derniers doivent récuser pour éviter tout cléricalisme mais aussi au nom de la solidarité avec le groupe et des exigences romaines [44] .
On le sait, l’ambiguïté et la subtilité peuvent également se nicher au cœur de la représentation manichéenne. Le renversement de l’image de Suhard, passant de la représentation de paria maréchaliste à celle de héros missionnaire, dans une évolution favorisée tant par les catholiques sociaux de la Résistance que par les militants légalistes de la JOC, en est le meilleur exemple. On ne peut malheureusement développer les recompositions qui suivent
« Personnellement, je lui reproche [au général de Gaulle] : d'avoir laissé s'étendre, pendant l'occupation, avec la radio de Londres que vous avez pu entendre dans votre jeunesse, ce courant d'idées contre le M. Pétain et le gouvernement d'alors : "N'obéissez pas, faites ce que vous voulez, agissez selon vos vues, selon votre personnalité, agissez selon votre conscience, n'acceptez pas les ordres, etc." Cela ne paraît rien, mais quand, tous les soirs, on répète la même chose, à une population toute entière, cette idée finit par pénétrer. Il est très certain que l'état d'esprit de votre génération qui souffre d'un manque d'obéissance, de simplicité, d'ordre, où chacun veut vivre à sa guise, vient, pour une part, de cette propagande insensée qui s'est faite à l'excès pendant toute l'occupation [50] ? »
La hiérarchie, à la fois distante par nature et proche par relation et nécessité de contrôle de la dissidence, est directement impliquée dans les différentes crises d’autorité qui jalonnent le milieu du siècle. Cette génération hiérarchique bénéficiant d’une identité à la fois forte et relativement plastique n’est en rien figée dans le temps. L’inversion est même un des grands traits de son identité – inversion de la confrontation (de l’AF à la Résistance), inversion de l’héroïsme (des tranchées de
Pour citer cet article : Frédéric Le Moigne, « L’épiscopat français contre Maurras et la Résistance », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 18, septembre-décembre 2012 [en ligne, www.histoire-politique.fr]
[1] Mgr Weber écrit dans ses mémoires : « Je crois qu’en tout cela j’ai appartenu au vaste Centre du Concile », Au soir d’une vie, Paris, Centurion, 1970, p. 185.
[2] Le débat historiographique le légitime. Jean-Louis Clément, dans sa volonté d’atténuer le maréchalisme des évêques, a ainsi cherché à l’insérer dans une généalogie d’hostilité au courant démocrate-chrétien (lire « Civisme épiscopal, civisme démocrate-chrétien en France : une divergence (1919-1939) », Revue d’histoire ecclésiastique, n° 1-2, janvier-juin 2003, p. 80-105). Cet article est donc une réponse à cette analyse, également développée dans Frédéric Le Moigne, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, Rennes, PUR, 2005.
[3] Frédéric Le Moigne, « L’épiscopat français après la condamnation de l’AF », dans Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France, Rome, École française de Rome, 2010, p. 183-203.
[4] Chollet écrit au cardinal Merry del Val pour que Rome arrête de soutenir son voisin de Lille qui fait beaucoup de mal, se dit « démocrate et syndicaliste » (Archives diocésaines de Cambrai [désormais ADC], 1 B Lille Liénart, lettre du 26 mars 1929). Quelques semaines plus tard, Liénart est créé cardinal.
[5] Le supérieur du Séminaire français, spiritain d’origine finistérienne, doit quitter ses fonctions en 1927.
[6] Tout comme Berto, Tréhiou, formé à Santa Chiara, a été professeur d’Écriture sainte.
[7] ADC, « Sém. français », lettre du 15 décembre 1932 de Le Floch à Chollet.
[8] Dans sa propre province, Chollet ne peut rien contre les nominations de Liénart à Lille et de Dutoit à Arras.
[9] Pseudonyme de l’abbé Boulin, d’Henri Merlier, d’Alfred Simon et de plusieurs autres rédacteurs. La soixantaine de ces pamphlets mériterait une étude détaillée dans le sillage de Christian Sorrel (dir.), L’anticléricalisme croyant (1860-1914), Chambéry, Presses de l’université de Savoie, 2004. Liénart, décrit comme « jeune “évêque rouge des Rouges-chrétiens” » (dans Vérités XXVI, Paris, Linotypie G. Dosne, 1931) présente un « Rapport sur les dangers que fait courir à l'Action catholique la propagande intense de certaines publications auprès du clergé et des fidèles », lors de l’ACA de 1932 (ADC, 1 B ACA 1932/1). Il n’est pas sûr que Mgr Chollet ait partagé ses conclusions, lui qui recevait en même temps un courrier du P. Le Floch ainsi libellé : « Que dire [sur] l'épiscopat [prêt] à se dresser collectivement contre Luc-Verus ? En le faisant il manquerait autant de dignité que d'habileté. Sans doute le cardinal Liénart a été pris à partie, mais... ! », ADC, lettre du 10 février 1932.
[10] Le Floch écrit dans ses vœux à Chollet : « Je lui souhaite de rester très longtemps [à la tête] de l'ancien épiscopat français, afin que le nouvel épiscopat fasse le moins possible de mal. Celui-ci aurait besoin de savoir ce qu'est la paix et ce qu'est la guerre pour ne pas tomber dans un lamentable et funeste pacifisme et internationalisme. Il collabore [...] au torchon de F. Gay et de quelle façon. Il faut que Coty, [nom illisible], Maurras lui apprennent la doctrine catholique. Autrefois le Saint-Office aurait agi. », ADC, lettre du 3 décembre 1931.
[11] Voir Corinne Bonafoux-Verrax, La Fédération nationale catholique (1924-1944), Paris, Fayard, 2004 et Alain-René Michel, Catholiques en démocratie, Paris, Cerf, 2006.
[12] Tangi Cavalin, « Les évêques et l’Action Catholique », dans Christian Sorrel et Frédéric Le Moigne (dir.), Les évêques français de la Séparation au pontificat de Jean-Paul II, à paraître.
[13] Semaine religieuse du diocèse de Lille, 21 mai 1933.
[14] « Lettre pastorale des cardinaux français aux catholiques de France », La Documentation catholique, 7 novembre 1936, n° 815, col. 771-774.
[15] Françoise Mayeur, L’Aube, étude d’un journal d’opinion (1932-1940), Paris, Armand Colin, 1966.
[16] Ce dernier écrit à F. Gay, le 18 juin 1936 : « L'évêque de Maurienne prie Dieu d'éclairer les mauvais ouvriers d'une œuvre néfaste de division et d'égarement [...] et comme le dit Pie XI on change le nom d'Aube en celui de crépuscule », Institut Marc Sangnier, 8.
[17] Piguet et Liénart écrivent ainsi à F. Gay pour lui témoigner leur solidarité.
[18] Magali Della Sudda, « La suppression de l’hebdomadaire dominicain Sept. Immixtion du Vatican dans les affaires françaises (1936-1937) ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 104, octobre-décembre 2009, p. 29-44.
[19] Segreteria di Stato, Sezione per i Rapporti con gli Stati, Archivio Storico, AA.EE.SS., Francia, pos. 817, fasc. 383, « 1937 Tendenze politiche
[20] Magali Della Sudda cite une lettre de Saliège qui va dans le même sens. Magali Della Sudda, « La suppression », art. cit., p. 32 (note 9).
[21] Jean-Marie Mayeur, « La politique religieuse du gouvernement Daladier », dans René Rémond et Janine Bourdin (dir.), Édouard Daladier, chef de gouvernement, Paris, FNSP, 1977, p. 241-254.
[22] Suivre Étienne Fouilloux, « Des théologiens "officiels et mandatés" dans la France de Vichy », Revue d’histoire ecclésiastique, 102 (2007), n° 2, p. 481-503.
[23] Celui-ci, attaqué par Garrigou-Lagrange en 1935, est encore défendu auprès du Saint-Office par Mgr Brunhes (Montpellier), proche dans sa jeunesse du Sillon, et par les cardinaux Verdier et Liénart. Claude Troisfontaines, « Maurice Blondel et la condamnation de l’AF », dans Jacques Prévotat (dir.), Pie XI et la France..., op. cit, p. 263-265.
[24] Feltin signe la préface des Catholiques et la Révolution nationale, Toulouse, Apostolat de la Prière, 1942.
[25] L’Église défend ses prérogatives face aux empiètements politiques dans le monde combattant et la jeunesse.
[26] Maurice Lesaunier,
[27] Rastouil (Limoges) précurseur, Feltin (Bordeaux), Challiol (Rodez), Piguet (Clermont), Du Bois de La Villerabel, Martin, repris par Les Semaines religieuses de Chevrier (Cahors) et Rodié (Agen), réagissent dans le même sens.
[28] ADC 1 B Dissidence, lettre du 13 novembre 1943.
[29] Yvon Tranvouez, Catholicisme et société dans la France du XXe siècle, Paris, Karthala, 2011, p. 56.
[30] « Quand on est séminariste on dépend de la Hiérarchie et c'est prétention orgueilleuse et sotte que de se dire que mon petit jugement est meilleur que celui de l'Église », déclare Feltin. Archives historiques Archevêché de Paris (désormais AHAP) 1D XV 31.
[31] L’évêque de Saint-Brieuc a produit une « note à ses doyens » en février 1943 dans laquelle il exige l’obéissance du clergé au STO et s’emporte contre les « dissidents ». Non destinée à sa Semaine religieuse, elle est repérée par le comité de propagande, éditée par ses soins (rapidement épuisée) et lue à Radio-Vichy. Elle paraît également dans
[32] Celles-ci apparaissent dès 1943. La plus connue, celle du CGE (Comité général d’études) de la Résistance comporte ainsi les noms de vingt évêques compromis. Laurent Ducerf, « La CGE face à l’épuration », dans
[33] Marcel Launay, Les Carnets de Mgr Villepelet évêque de Nantes (1940-1945), Haute-Goulaine, Opéra, 2007, p. 186
[34] ADC, 3B62, chemise A « Résistance septembre 44 ».
[35] Bruno Béthouart, Jules Catoire (1899-1988), Arras, Artois Presses Université, 1996, p. 179.
[36] Papiers Béguerie, lettre de Guerry au RP Maydieu, 8 février 1945. Document aimablement transmis par Étienne Fouilloux.
[37] Dans cette lettre au P. Maydieu, le coadjuteur de Cambrai accorde cependant ce titre à TC et se félicite de « quelques articles » de Mauriac qu’il a lui-même rappelé à l’ordre, et de « quelques phrases » de Temps Présent tout aussi surveillé. L’Aube et M. Schumann sont par contre dénoncés pour l’opposition montée en épingle entre haut et bas clergé.
[38] Guerry écrit dans sa lettre déjà citée à Maydieu : « De plus en plus, la "résistance" se coupe d’avec le pays : elle est devenue un "parti" […] un parti de vengeance ».
[39] Mgr Choquet, Bulletin religieux du diocèse de Tarbes, 8 septembre 1944.
[40] La radiographie des élites catholiques à la Libération a souvent été pratiquée par Étienne Fouilloux. Lire comme figure contrepoint à la hiérarchie française, son récent Eugène, cardinal Tisserant (1884-1972), Paris, DDB, 2011. Illustration de cette thématique des deux élites dans Frédéric Le Moigne, Les évêques français de Verdun à Vatican II, Rennes, PUR, 2005, p. 151-239.
[41] ADC 1B 1945 « ACA de juin 1945 », lettre certainement rédigée en mars.
[42] Il convient d’ajouter également un groupe d’évêques de l’Est, parmi lesquels Blanchet (Saint-Dié), Dubourg, Heintz (Metz) confortés par l’opinion à la Libération.
[43] Semaine religieuse du diocèse de Rennes, 17 septembre 1944.
[44] Après sa visite à Pie XII de la fin de 1944, il doit déclarer : « Au moment où certains veulent nous diviser, en opposant Évêques à Évêques, je tiens à affirmer l'inviolable solidarité de tout l'Épiscopat français. »
[45] Vincent Adoumié, « Entre pétainisme et Résistance : la hiérarchie catholique landaise », dans Jean-Pierre Koscielniak, Philippe Souleau (dir.), Vichy en Aquitaine, Paris, L’Atelier, 2011, p. 186-192.
[46] L’abbé Bousquet déclare aux Invalides lors des obsèques de l’abbé Giraudet : « Devant la mauvaise volonté des dirigeants [...], les évêques n'hésitent pas un seul instant à envoyer des prêtres, comme ouvriers, afin de fonder le front de la résistance spirituelle », Semaine catholique du diocèse de Luçon, 23 juin 1945, n° 25.
[47] « La Croisade de la Paix », Semaine religieuse du diocèse de Sens, 2, 1946, n° 29.
[48] Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel (dir.), À la gauche du Christ. Chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012.
[49] Henri de Lubac, Carnets du Concile, tome I, Paris, Cerf, 2007, p. 256.
[50] AHAP 1D XV 24 2, « Conférence soixantième anniversaire ordination » (1969).
Frédéric Le Moigne est chercheur associé au Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC). Il a publié Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme (Presses universitaires de Rennes, 2005) et coordonné avec Dominique-Marie Dauzet le Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle (Cerf, 2010). Il travaille actuellement avec Christian Sorrel sur les évêques français à Vatican II.