L’article se propose de montrer comment dans la France du début du siècle et de l’entre-deux-guerres la culture populaire (...)
L’article se propose de montrer comment dans la France du début du siècle et de l’entre-deux-guerres la culture populaire s’est emparée du dollar et l’a mis en scène. Deux romans de la littérature populaire de l’époque Sa Majesté le Dollar (1929, Camille Ferri-Pisani) et Dolly Dollar (1937, Marguerite Marie d’Armagnac) sont analysés. Leur étude permet de mettre en évidence les procédés et les cheminements par lesquels un signe monétaire est investi d’un système de valeurs destiné à édifier un lectorat populaire, en particulier féminin.
Mots clés : France, entre-deux-guerres, dollar, culture populaire, système de valeurs.
“Miss Dollar in France: popular culture in the monetary arena”
This paper examines how in France, from the beginning of the 20th Century until the interwar period, the dollar became a fashionable topic among popular culture productions (literature, theater and soap opera, cinema). This contribution is based on two case-studies, two fiction novels belonging to the French popular literature Sa Majesté le Dollar (1929, Camille Ferri-Pisani) and Dolly Dollar (1937, Marguerite Marie d’Armagnac). Their analysis highlights the processes and paths by which, through popular novels, a currency carries a system of values dedicated to working class readership and to women.
Key words : France, interwar period, dollar, popular culture, system of values.
Paris, décembre 1893, les colonnes Morris annoncent à grand renfort d’affiches la première de Miss Dollar, opérette de Charles Clairville et d’A. Vallin sur une musique d’André Messager (1853-1925), chef d’orchestre et compositeur célèbre. Un ballet aérien, La Fête de l’Argent, accompagne ce spectacle en trois actes. La Belle Époque bruisse de ces dollars mis en musique. En 1911, La Course aux dollars est donnée au Châtelet, tandis que les gazettes vantent la nouvelle production Princesse Dollar présentée au théâtre de
Une fois passée la grande époque de l’opérette, c’est au cinéma – d’abord muet – de prendre la relève sur un mode insouciant. Sur les écrans français, s’inscrivent les titres Miss Dollar (1918) et Un Mari pour un Dollar (1921), adaptation française du film de James Cruze The Lottery Man (1919). Quand la chanson et le roman populaire s’emparent du dollar, l’heure est moins heureuse. Ce sont les années 1920 et 1930. La puissance du dollar fait peur et elle se mêle à l’amour-propre blessé de la Nation puis à la désillusion née de
La culture populaire, celle qui a comme caractéristique d’être produite et appréciée par le plus grand nombre, s’est donc emparée du signe monétaire étatsunien. Incarnation des succès et des revers économiques américains, la représentation du dollar comme marque monétaire et emblème culturel circule et s’adapte aux publics des nations européennes sous des formes matérielles renouvelées dans le temps. Encore que ce projet ne manquerait pas d’intérêt, il ne s’agit pas ici de proposer aux lecteurs une approche fouillée des formes prises en France par le dollar dans la culture populaire [4] . Nous nous proposons de nous arrêter plus modestement sur deux productions romanesques relevées au cours d’un vagabondage curieux dans les catalogues de bibliothèques.
Sous les plumes de Camille Ferri-Pisani et de Marguerite Marie d’Armagnac sont publiés respectivement Sa Majesté le Dollar [5] (1929) et Dolly Dollar [6] (1937). Ces deux ouvrages ne relèvent pas de la catégorie de l’essai politique ou économique, ils ne recherchent pas un usage esthétique de la langue écrite, on peut les classer dans la catégorie du roman populaire et c’est en cela qu’ils retiennent notre attention. Leur étude offre à l’historien l’occasion d’analyser la manière dont certains faits économiques et monétaires sont transposés pour un public large, en particulier pour un public féminin ; de saisir comment les stéréotypes circulent ; d’appréhender quelles valeurs sont associées dans les imaginaires aux figures de l’argent, en l’espèce au dollar.
Comme l’illustre la succession des titres d’opérettes popularisant la forme opéra et celle des films et des chansons cités en introduction, le passage du XIXe au XXe siècle est marqué par l’émergence d’une culture de masse en Europe et en Amérique. Sans entrer dans les débats historiographiques, on rappelle qu’elle est rendue possible par la mise en œuvre de l’instruction universelle, l’existence d’une presse de masse, à la fois libre et diversifiée, touchant un public très large et des lecteurs plus spécialisés comme les femmes et les enfants. Il convient d’ajouter à ce tableau l’organisation d’une industrie culturelle englobant le théâtre, le café-concert, le music-hall, le cirque, les parcs d’attraction [7] . Bref, la culture de masse touche la quasi-totalité des habitants du pays où elle s’installe.
Dans ce cadre, les fictions imprimées de large diffusion et de grande consommation tiennent une part importante. Celles-ci ne sont pas reconnues par les instances de légitimation, du moins au moment de leur création. Elles se présentent sous l’aspect de récits fictionnels faisant une large place aux délices de l’histoire et à la fièvre du récit comme le souligne Jacques Migozzi [8] . Stéréotypes et clichés se retrouvent à foison dans ces productions romanesques dont le but est à la fois de divertir, d’édifier et d’instruire. Dans les contextes économiques et monétaires troublés des années 1920 et 1930, les deux ouvrages de littérature populaire considérés ci-après répondent à ces buts.
C’est en janvier 1929 que le roman de Camille Ferri-Pisani, Sa Majesté le Dollar, paraît aux Éditions de France. Cette maison est dirigée par le journaliste, écrivain et homme politique Horace de Carbuccia [9] . Le catalogue en est éclectique, majoritairement orienté vers l’exotisme et l’aventure. On y trouve par exemple les titres des prolifiques romanciers de la mer que sont Paul Chack (1876-1945) et Maurice Larrouy (1882-1939), ou encore ceux de William Somerset Maugham (1874-1965). L’auteur de Sa Majesté le Dollar porte un nom connu, sinon illustre, d’une famille de la noblesse d’Empire. L’homme de lettres Camille Ferri-Pisani, né en 1885, est le fils de Camille Ferri-Pisani (1819-1893), aide de camp du Prince Napoléon lors de son séjour aux États-Unis au début de la guerre de Sécession. De ce voyage le père a laissé des souvenirs souvent cités.
Camille Ferri-Pisani fils débute une carrière littéraire dès les années 1905, il enchaîne des romans aux titres suggestifs – Le Cœur disséqué (1905), Les Pervertis (1905) – et des ouvrages sur le cinéma américain, soit au total plus d’une trentaine de titres et de rééditions. Les intitulés des ouvrages publiés dans l’entre-deux-guerres suggèrent qu’il tire profit d’un genre littéraire alors en vogue porté par les écrivains reporters. Dans le cas présent, on n’est guère convaincu de certains des voyages de Camille Ferri-Pisani, ni qu’il ait fréquenté les chercheurs d’or et les Pygmées du Congo auprès desquels il se décrit en 1940. Il paraît certain en revanche que notre auteur connaît les États-Unis ; cependant le récit qu’il livre à la fin des années 1920 dans Sa Majesté le Dollar tient plus de la fiction romanesque agrémentée d’éléments factuels que de l’enquête romancée.
L’argument est celui d’un voyage initiatique aux États-Unis dans lequel l’écrivain narrateur se met en scène au long de quinze chapitres et de 272 pages. Il se soumet, ou est soumis par les circonstances, à une série de rencontres et d’expériences qui sont autant de révélations sur la démocratie américaine et son système économique. Le thème de l’argent et du dollar vient en premier au travers d’une série de visites rendues successivement : à un banquier ; au philanthrope et misanthrope John Davidson Rockfeller ; à un compatriote français qui, ruiné, devient crieur bénévole à la bourse de New York ; à un financier joueur et spéculateur ; enfin à Reed Smoot, le sénateur mormon de l’Utah et président bien réel de la Commission sénatoriale des Finances américaine. Dans un deuxième temps, c’est un tableau des catégories sociales et des formes de discrimination qui est donné à lire au travers de portraits. James Smith, le maçon syndiqué, acculé, est contraint de se vendre comme esclave sur la place publique. Tout oppose ce dernier à une famille de l’aristocratie des « Quatre Cents », ce qui permet à l’auteur de souligner l’importance du Social Registry américain. Par contraste avec ces « Peaux Blanches », l’auteur offre aux lecteurs des chapitres sur les discriminations auxquelles les « Peaux Rouges » et les « Peaux Noires » sont implacablement soumises. Enfin, dans une troisième série de tableaux, il est question de la relation qu’entretiendraient les femmes américaines à l’amour, ce uniquement au travers du dollar. Le protagoniste narre une scène amoureuse dans laquelle il se trouve brutalement éconduit. La sonnette, actionnée par le facteur porteur d’une pension alimentaire, met fin aux baisers fougueux d’une jeune femme séparée d’un époux présenté comme impuissant, mais auquel elle estime devoir être fidèle pour autant que sa pension soit ponctuellement versée. Le puritanisme de la femme américaine est ainsi présenté comme une fausse vertu. Avant de repartir pour l’Europe, le héros est recruté en qualité de secrétaire particulier par une riche Messaline américaine, « polyandre » soupçonnée d’être atteinte quant à elle de cette impuissance de la femme qu’est la frigidité.
Dans une conclusion ambivalente, Camille Ferri-Pisani rappelle que les États-Unis sont cependant « sortis de la grande secousse avec un prestige qui leur permettrait de donner des ordres aux cinq parties du monde (…) ; nos francs sont si pauvres aujourd’hui auprès de leur dollar ! Ce flambeau n’est peut-être pas toujours celui de la liberté, mais néanmoins, c’est vers sa lumière que l’humanité de 1929 tourne les yeux ». Intuition erronée s’il en est.
Dans son étude de référence sur les romancières dans la littérature de masse du premier XXe siècle, Ellen Constans ne s’attarde pas sur notre auteure car elle est d’une certaine façon atypique. En effet, Marguerite Marie d’Armagnac signe sous son nom, ce qui est rare chez ces « ouvrières des lettres », et ses écrits ne sont pas cantonnés à la seule littérature populaire [11] . Parmi la petite trentaine de titres recensés dans les catalogues de la Bibliothèque nationale de France, se côtoient des romans sentimentaux, des récits historiques et des ouvrages de spiritualité. Toujours en cette année 1937, elle publie un remarqué Huysmans ou les frontières du Chrétien aux Éditions de
L’argument du roman est de facture classique. Lizzy, surnommée « Dolly » par les siens, est la jeune fille d’un riche métallurgiste américain, Patrice Maconnor. Moderne mais dépensière, elle inquiète son père et sa gouvernante par ses prodigalités. Sur les conseils de son secrétaire particulier – un Français –, l’homme d’affaires se décide à envoyer Lizzy en séjour en France. Commence alors le récit des épreuves initiatiques que traverse la jeune femme. Sur le transatlantique, elle est surnommée « Dolly Dollar ». Elle mène grand train et se retrouve à emprunter de l’argent à Yves Le Guirec, professeur agrégé à
Imaginant alors que c’est en raison d’une faillite imminente que son père l’a éloignée de New York, Lizzy se décide à gagner sa vie. Pour payer ses dettes, elle accepte de subir de petites humiliations. Lors d’un voyage à Domrémy, elle rencontre le riche Américain Ralph Putiphar, venu acheter la « basilique » qu’il veut installer dans le jardin de sa maison de Chicago. Désappointé d’apprendre que Jeanne d’Arc est née dans une modeste maison, que de ce fait il ne veut pas s’offrir, il repart non sans avoir proposé à Lizzy de devenir la secrétaire d’Ophélia Putiphar, sœur revêche du roi du porcelet. Plus tard, la sachant dans l’embarras financier, Ralph lui propose de l’épouser, ce qu’elle accepte avec joie avant de se ressaisir après quelques semaines. Le différend entre les futurs conjoints est de plus en plus visible, il n’aime que les choses matérielles alors qu’elle s’éprend de poésie. Assuré par sa fiancée qu’il ne pourra pas la rendre heureuse avec ses « beaux Double-Aigles », c’est-à-dire ses dollars, Putiphar rompt et lui rend sa liberté. Au terme d’un voyage qui la mène dans le Béarn et à Lourdes, la jeune fille retrouve le professeur Yves Le Guirec. La transformation de « Dolly Dollar » en Dolly Maconnor est achevée lorsqu’elle épouse le professeur aux modestes ressources.
Nombreux sont les essayistes, hommes politiques, journalistes, écrivains reconnus [12] qui ont donné à lire leurs analyses nées de l’apparent désengagement des États-Unis à l’égard de la sécurité en Europe – singulièrement de celle de la France –, qui ont cherché à témoigner de l’impérialisme économique américain rythmé par l’évolution du rapport de change entre le dollar et le franc, et qui de manière générale, ont voulu rendre compte d’une profonde crise de valeurs. On en trouve une analyse nourrie dans un chapitre que Philippe Roger a intitulé « Le parti pris des clercs » [13] . Les romans populaires ne figurent pas dans les corpus analysés et s’ils présentent des thèmes communs avec les écrits de l’antiaméricanisme français, ils n’en sont pas un simple décalque. Les contextes économiques et les événements sont au total rares dans les romans populaires, ils fournissent une sorte de contexte général. Le dollar n’est jamais envisagé pour lui-même en tant que monnaie, il est l’incarnation, au sens de la manifestation extérieure d’une notion abstraite, d’une absence de valeurs et d’aptitudes défaillantes.
Les deux romans étudiés ont rencontré à leur époque un lectorat populaire c’est certain, nombreux sans aucun doute, mais sans qu’il soit possible de le quantifier précisément. La littérature de grande consommation a comme caractéristique de répondre à une commande éditoriale ou, tout au moins, de dépendre de directives [14] . On peut faire l’hypothèse que tant Camille Ferri-Pisani que Marguerite Marie d’Armagnac, auteurs jouissant d’une certaine réputation dans la période de l’entre-deux-guerres, ont été choisis ou ont vu leurs projets acceptés à dessein. Ne serait-ce que par les titres, les deux ouvrages se singularisent dans les catalogues [15] . Ils comportent tous les deux ce mot « dollar » qui hante à l’époque les « unes » des journaux. Ces parutions paraissent ainsi répondre à une double nécessité : se faire l’écho auprès d’un public spécifique d’un champ de forces économiques, politiques, culturelles présent dans l’actualité du temps et résumé par l’emploi du signe monétaire américain ; espérer un succès des ventes auprès d’un lectorat populaire et majoritairement féminin.
Sa Majesté le Dollar paraît en 1929, il est rédigé et publié au faîte de
En 1937, Marguerite Marie d’Armagnac ne dit rien des événements politiques et sociaux traversés par la France ; il n’y a aucune mention de
Tant Sa Majesté le Dollar que Dolly Dollar placent dans la monnaie américaine un signe culturel capable de détourner de la signification même de la valeur. À leur manière, ces romanciers s’intéressent aux transformations psychologiques que l’argent produit dans la psyché des individus. Ils ne sont pas éloignés de certaines des analyses formulées par Georg Simmel dans Philosophie de l’Argent [17] . De par leur enrichissement rapide et spectaculaire, les Américains, dont la vie paraît se définir par une quantité de signes monétaires, perdent avec le sens de la valeur, les valeurs elles-mêmes. La délicate question de la valeur, dans les domaines de l’économie et de la monnaie, contamine immédiatement les sphères intellectuelles et morales.
L’absence ou la perte, de valeurs intellectuelles, spirituelles, artistiques est une remise en cause du caractère civilisé. C’est dans le rapport à l’argent que se définit
« La langue américaine, Monsieur, ne possède aucun mot pour exprimer l’économie ! Tant il est vrai que l’action de thésauriser nous apparaît comme quelque chose d’anormal et de monstrueux ! To Save Money (sauver de l’argent est notre seule expression à peu près) [18] . Elle en dit long sur l’effort que coûte à la race yankee le simple geste de déposer 5 dollars à
Tout le propos de Marguerite Marie d’Armagnac dans Dolly Dollar est de conduire son héroïne sur le chemin de l’apprentissage de la valeur de l’argent et, ce faisant, d’acquérir les valeurs et les vertus de la civilisation chrétienne. Dans la scène décisive du roman, Ralph Putiphar s’exclame :
« (…) Ne suis-je pas un homme arrivé, un homme heureux, et cependant je ne m’encombre d’aucun idéal, ni sentimental, ni intellectuel, ni religieux (…). Ici-bas, elle n’est pas aussi basse que cela la terre, ni si chétive, et elle détient à sa surface bien des joies, mais la meilleure, celle qui prime sur toutes les autres, c’est de gagner de l’argent. Le reste est songe, fumée, l’argent se touche, se palpe, s’échange. (…) Monnaie de singe, les beaux dollars, réplique Lizzy. Ralph ne riait plus. À son tour, il se sentait blessé dans son culte pour le veau d’or et plus profondément envers l’homme qu’il était devenu, l’homme puissant, considéré, redouté, qui valait disait-on deux milliards de dollars [20] . »
Si Lizzy Maconnor est en quelque sorte sauvée avec comme garantie qu’elle s’installe auprès de son mari en France, les auteurs n’ignorent pas que leurs contemporains et leurs contemporaines, ne peuvent pas être tous et toutes aussi insensibles que leurs héros et héroïnes, aux plaisirs et facilités que procurent les dollars : appartements luxueux, belles robes, fourrures, puissantes autos, voyages, etc. Aussi un autre argument est déployé, celui de l’incompatibilité entre les dollars et l’aptitude sexuelle. L’affirmation fait coup double. C’est, d’une part, une mise en garde susceptible de suggestionner une partie du lectorat et de s’imposer dans un certain nombre d’esprits ; d’autre part, il permet d’offrir à ceux et celles qui sont dépourvus de ces précieux dollars une forme virtuelle de consolation et de fierté salutaire dans les temps difficiles.
L’affirmation de l’impuissance du riche américain ou de la riche américaine est très explicite dans Sa Majesté le Dollar, narrée de façon presque grivoise à plusieurs reprises. Nous avons déjà évoqué la scène du facteur, celle de
En évoquant le dollar, unité monétaire étatsunienne, c’est à un symbole au plein sens du terme que l’on est confronté, avec ses dimensions religieuses et psychanalytiques. Il n’est donc pas étonnant que la littérature populaire, comme d’ailleurs l’ensemble des productions culturelles depuis le dernier tiers du XIXe siècle, s’en soient emparées et l’aient décliné sous toutes les formes.
Camille Ferri-Pisani et Marguerite Marie d’Armagnac écrivaient pour divertir, éduquer, moraliser, en utilisant, comme leurs compagnes et compagnons de la littérature sérielle et populaire, des archétypes et des clichés. Leurs productions véhiculaient des stéréotypes au sens de représentations partagées (vraies ou fausses) déterminant pour partie une perception du monde et des comportements adoptés à l’égard d’autrui [23] . Sur un mode à la fois grave et léger, Sa Majesté le Dollar et Dolly Dollar effleuraient et mettaient à distance les fatalités économiques de la période de l’entre-deux-guerres pour se concentrer sur la question des valeurs. Au travers de l’emploi du mot « dollar », ils offraient à un lectorat populaire la déclinaison de la grande question de la civilisation qui taraude sans fin les peuples européens.
« DOLLAR »
Paroles et musique de Jean Villard (Gilles)
Interprètes : Gilles et Julien – 1932
Source :
http://centenaire.parti-socialiste.fr/article.php3%3Fid_article=327.html
Pour écouter
De l'autre côté de l'Atlantique dans
Brillait d'un éclat fantastique le Dollar
Y faisait rêver les gueux en loques
Les marchands de soupe et les loufoques
Dont le cerveau bat la breloque l'Dollar
Et par milliers d'la vieille Europe
Quittant sa ferme et son échoppe
Ou des bas quartiers interlopes on part
Ayant vendu jusqu'à sa chemise
Pour voir le dieu dans son église
Le dieu Dollar.
Et déjà dans la brume du matin blafard
Ce soleil qui s'allume c'est un gros Dollar
Il éclaire le monde de son feu criard
Et les hommes à la ronde l'adorent sans retard.
On ne perd pas l'nord vous pensez
Juste le temps de s'élancer - de s'installer d'ensemencer
Ça part ! - on joue, on gagne, on perd, on triche
Pétrol' chausett's, terrains en friche
Tout s'achèt', tout s'vend, on devient riche, - Dollar !
On met les vieux pneus en conserve - et même,
Grand succès d'avant guerre - on fait d'l'alcool
Avec d'la m…. - Dollar !
Jusqu'au Bon Dieu qu'on mobilise - et qu'on débit'
Dans chaque église - aux enchères comme une marchandise
A coup d'Dollars !
Mais sur la ville ardente dans un ciel blafard
Cette figure démente c'est le dieu Dollar
Pas besoin de réclame pas besoin d'efforts
Il gagne toutes les âmes parce qu'il est en or.
Auto, phonos, radio, machin's
Trucs chimiques pour fair' la cuisine
Chaque maison
Est une usine
Standard. A l'aub' dans une Ford de série,
On va vendr' son épicerie
Et l'soir on retrouv' sa chérie.
Standard.
Alors on fait tourner les disques
On s'abrutit sans danger puisque
On est assuré contre tous risqu 's
Veinard !
La vie qui tourn' comme une roue vous éclabousse et vous secoue
Il aim' vous rouler dans la boue
Le dieu Dollar.
Quand la nuit sur la ville
Pose son manteau noir
Dans le ciel immobile
Veill' le dieu Dollar.
Il hante tous les rêves
Des fous d'ici bas
Et quand le jour se lève
Il est encor' là !
On d'vient marteau. Dans leur folie
Les hommes n'ont plus qu'une seule envie
Un suprême désir dans sa vie
De l'or
S'ils s'écoutaient, par tout le monde
On en sèmerait à la ronde
Au fond de la terre profonde
Encor' !
On en nourrirait sans relâche
Les chèvr 's, les brebis et les vaches
Afin qu'au lieu de lait elles crachent
De l'or !
De l'or partout, de l'or liquide
De l'or en gaz, de l'or solide
Plein les cerveaux et plein les bides
Encor' ! encor' !
Mais sous un ciel de cendre vous verrez un soir
Le dieu Dollar descendre du haut d'son perchoir
Et devant leurs machines sans comprendre encore
L'homme crever de famine sous des montagnes d'or
Pour citer cet article : Clotilde Druelle-Korn, « Miss Dollar ou quand la culture populaire investit le champ monétaire », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 19, janvier-avril 2013 [en ligne, www.histoire-politique.fr]
[1] Le Monde artistique illustré, n° 52, samedi 30 décembre 1911.
[2] Auteur de nombreux romans pour la jeunesse, le très républicain Alfred Assollant (1827-1886) s’était exilé aux États-Unis avant d’en revenir, déçu, en 1858.
[3] Dollar, paroles de Jean Villard dit Gilles. Sur la manière dont le music-hall français a décliné en chansons le thème de l’argent, on se reportera avec bonheur à l’anthologie sonore L’Argent, 36 titres de valeur (1922-1947), Ref FA174, coffret de 2 CD édité par le label Frémeaux & Associés. Voir les paroles à la fin de l’article.
[4] Je remercie pour ses orientations bibliographiques et nos discussions stimulantes Irène Langlet, professeure de littérature contemporaine à l’université de Limoges. Je signale aux historiens économistes le numéro 14-2001 de
[5] Camille Ferri-Pisani, Sa Majesté le Dollar, Paris, Éditions de France, 1929.
[6] Marguerite Marie d’Armagnac, Dolly Dollar, Paris, Éditions du Petit Écho de la Mode, coll. « Stella », n° 424, 1937.
[7] Parmi les nombreux ouvrages sur l’essor des cultures populaires, voir Jean-Yves Mollier,
[8] Voir les différentes publications de Jacques Migozzi et en particulier Boulevards du Populaire, Limoges, PULIM, coll. « Mediatextes », 2005. Pour avoir un aperçu de l’histoire et de l’ampleur de ces fictions de grande consommation, consulter le portail de l’association internationale des chercheurs en littératures populaires et cultures médiatiques http://www.flsh.unilim.fr/lpcm/lassociation-lpcm-plmc/ (site consulté le 16 octobre 2012) et le site du musée virtuel réalisé dans le cadre du programme européen EPOP http://www.popular-roots.eu/ (site consulté le 16 octobre 2012).
[9] Horace de Carbuccia (1891-1975) a fondé en 1921 la Revue de France, revue politique et littéraire réputé. Il crée en 1923 les Éditions de France, puis lance avec un grand succès en 1928 l’hebdomadaire politique et littéraire Gringoire. Il devient député de la Corse de 1932 à 1936 sous l’étiquette de la Gauche radicale. Voir sa notice sur la base en ligne de l’Assemblée nationale http://www.assembleenationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=1435 (site consulté le 16 octobre 2012).
[10] Voir Ellen Constans, Ouvrières des Lettres, Limoges, PULIM, coll. « Mediatextes », 2007.
[11] Nous n’avons pas trouvé d’autres informations relatives à Marguerite Marie d’Armagnac.
[12] Parmi eux : Georges Duhamel et ses célèbres Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930 ; les articles de Paul Morand sur les États-Unis publiés dans La Revue de Paris en 1928 par exemple « Adieu New York ! » 1er juin 1928, p. 481-506 ; les conférences sur l’Amérique de Luc Durtain, Quelques notes d’U.S.A : l’Amérique vue de Paris, Prohibition, Chez les Nègres, Universités, L’Amérique, L’individu et le couple, Paris, Imprimerie Aulard, 1928 ; ou encore Robert Aron et Renaud Dandieu, Le cancer américain, Paris, Éditions Rieder, 1931.
[13] Philippe Roger, L’Ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme américain, Paris, Éditions du Seuil, 2002. Voir aussi David Strauss, Menace in the West. The Rise of French Anti-Americanism in Modern Times, Wesport,
[14] Jacques Migozzi, Boulevards…, op. cit., p. 101.
[15] La liste des titres de la collection « Stella » est consultable sur le site http://fr.wikipedia.org/wiki/Stella_%28collection%29 (site consulté le 16 octobre 2012).
[16] Ces critiques sont très fréquentes dans l’après-guerre, voir par exemple celles d’Henri Fayol sur l’administration française dans L’incapacité industrielle de l’État, Paris, Dunod, 1921.
[17] La première édition date de 1900, voir la traduction française, Philosophie de l’Argent, Paris, PUF, 1977, ainsi que le petit volume L’Argent dans la culture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, textes choisis par Alain Deneault, Presses de l’université de Laval, coll. « Pensée allemande et européenne », 2006.
[18] Ce qui est faux, voir l’expression fréquente to hoard money.
[19] Camille Ferri-Pisani, Sa Majesté…, op. cit., p. 12.
[20] Marguerite Marie d’Armagnac, Dolly Dollar, op. cit., p. 122.
[21] Camille Ferri-Pisani, op. cit.
[22] Genèse, 39. Par ailleurs le nom Putiphar signifierait aussi en égyptien ancien « celui qui donne le Dieu », point qui vient renforcer la pertinence du choix de ce nom.
[23] Voir Ruth Amossy, Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan Université, 1997.
Clotilde Druelle-Korn est maître de conférences en histoire contemporaine, économique et sociale à l’université de Limoges (EA 4270 CRIHAM - Centre de recherches interdisciplinaires en histoire, histoire de l’Art et musicologie). Ses centres d’intérêt et travaux portent sur l’étude comparée des institutions économiques et des organisations patronales en France, en Europe et aux États-Unis de la fin du XIXe siècle aux années 1970. Elle a récemment publié Les Corps intermédiaires économiques, entre l’État et le marché (Limoges, PULIM, 2011), ainsi que 150 ans d’avenir, la Chambre de commerce et d’industrie de Limoges et de la Haute-Vienne, (Clermont-Ferrand, en collaboration avec Pascal Plas).