Le film Lore, réalisé en 2012 par l’Australienne Cate Shortland, lauréat du prix Locarno du public, est sorti en France le 20 février 2013, au moment où le public dispose depuis quelques mois de la traduction en français du dernier ouvrage de Ian Kershaw,
« Rappelle-toi qui tu es » assène la mère à Lore en guise d’adieux. La dureté de la séparation montre combien le nazisme a pénétré jusqu’aux sphères les plus intimes du foyer, en tuant toute vie familiale. On se rappelle à ce sujet la scène terrible du film La chute (2004), qui montrait la femme de Goebbels empoisonnant ses cinq enfants dans le bunker d’Hitler. Ian Kershaw explique dans La fin que le régime n’aurait pas pu tenir jusqu’à la fin sans la loyauté à toute épreuve des fidèles de Hitler, prisonniers jusqu’au bout du pouvoir charismatique.
Dès lors, le film se centre sur la fratrie et son errance à travers une nature estivale, en évitant le plus possible les villes, les abris collectifs et les camps de réfugiés. Au-delà des choix esthétiques de la réalisatrice, fascinée par le visage de Lore (Saskia Rosendahl), de nombreux thèmes abordés présentent un intérêt historique. Le film illustre d’abord l’incorporation viscérale de l’antisémitisme dans la jeunesse, qui perdure après la chute du régime. Au hasard de la route, la fratrie rencontre Thomas (Kai Malina), qui possède un passeport juif estampillé avec l’étoile de David. Thomas les aide à passer un contrôle américain pour finalement les accompagner une grande partie du chemin. Le désir naissant de Lore pour le jeune homme se heurte à des préjugés tenaces, selon lesquels les juifs sont des êtres racialement impurs : Lore interdit à Thomas de toucher son petit frère par peur d’une contamination. Elle le traite de « parasite » (terme fréquent de la rhétorique nazie), en le soupçonnant de vouloir instrumentaliser la présence du bébé pour susciter la pitié et obtenir de
Un autre point nodal du film est la confrontation de ceux que la bibliographie appelle désormais les « Allemands ordinaires » avec la barbarie nazie, à l’occasion des campagnes d’affichage des Américains destinées à les informer sur les crimes de masse perpétrés pendant la guerre : le film montre des attroupements d’Allemands incrédules face aux photos d’amoncellements de cadavres placardées dans les espaces publics. Lore y reconnaît une photo de son père en uniforme et l’identifie pour la première fois comme bourreau (Täter), sans oser y croire tout à fait. Elle rapproche en cachette la photo d’une autre photo gardée vénérablement par son jeune frère, où son père pose en soldat : « Il combat en Biélorussie », affirme l’enfant fièrement à Thomas. Le jeune garçon demande à un autre moment s’il croit « qu’elle va bientôt venir », – « quoi ? » demande Thomas –, « la victoire finale » répond l’enfant naturellement. Lore enterre les deux photos compromettantes par peur d’une identification de la fratrie par les puissances occupantes, dont les conséquences seraient imprévisibles. Mais la scène signifie aussi, au plan symbolique, le meurtre d’un père devenu odieux. Cette découverte était annoncée au début du film dans une scène suggérant, sans le dire, la transformation de l’homme consécutive à sa compromission dans les crimes de masse : sa dureté avait transparu dans la tuerie à bout portant du chien avant le départ de la famille à
La question du lien de la population allemande à Hitler renvoie également aux travaux de Ian Kershaw. Le film suggère un attachement indéfectible au Führer même après son suicide, malgré la défaite militaire, l’effondrement du Reich, la désorganisation et la misère du peuple allemand. La scène, où une vieille femme isolée dans une ferme, à qui les enfants ont acheté de la nourriture, leur demande de chanter des airs patriotiques sous un portrait du Führer, est emblématique. Le livre de photographies Hitler dans mon salon de 2009 a montré l’omniprésence du Führer dans les intérieurs allemands. Le verdict de la fermière est sans appel : c’est le peuple allemand qui s’est montré indigne du Führer. Lore affronte aussi le choc de découvrir dans une grange un suicidé. Ces scènes suggérant une foi entière des Allemands dans leur Führer jusqu’au bout sont cependant en porte-à-faux avec les analyses récentes sur les « mentalités » de Ian Kershaw qui démontre, sources à l’appui, que la popularité du Führer dans la population était en chute libre depuis février 1945.
Enfin, le film évoque plus qu’il ne montre en images le chaos général dans lequel vit l’Allemagne en 1945 : la crise des transports (il n’y a plus de trains pour aller à Hambourg, plus de ponts pour traverser l’Elbe), le problème alimentaire (Thomas est accepté par la fratrie essentiellement parce qu’il rapporte de la nourriture), les hébergements de fortune dans un contexte de pénurie de logements après les bombardements (on pense à la scène de l’abri collectif dans l’école, où ces enfants jusqu’ici privilégiés subissent pour la première fois la promiscuité de la foule), l’afflux de réfugiés (Lore demandant à Thomas quelle langue parlent les individus campant dans les bois, – « polonais » lui répond-il). Or on sait que ce sont des centaines de milliers d’Allemands ethniques et d’anciens ressortissants du Reich qui arrivent en Allemagne à partir de mai 1945, comme le décrit le livre récent de Ray M. Douglas (Les expulsés, 2012). Le film aborde aussi la corruption et la violence (Lore, qui n’a plus d’argent, est prête à se prostituer pour louer une barque sur l’Elbe, jusqu’à ce que Thomas tue d’une pierre le batelier), les usurpations d’identité (on apprend à la fin que Thomas a volé le passeport juif dont il s’est servi pour obtenir des avantages des occupants), les injustices (avec la mort de l’un des petits frères de Lore abattu par des soldats britanniques d’occupation).
Au total, le film est intéressant par son ambiguïté : il ne tranche pas entre les deux thèses défendues tour à tour par l’historiographie d’une population allemande vue comme « victime » de la guerre ou comme « complice » du régime nazi. En s’attachant à la figure de Lore, le film file peut-être la métaphore de l’Allemagne en 1945 qui, sans être celle de l’année zéro (trop d’éléments la relient au passé), se trouve néanmoins désorientée par la découverte des crimes nazis et doit effectuer un vrai cheminement intérieur pour affronter les années brunes, en brisant de nombreux tabous et pesanteurs familiales à l’image de la dernière scène.