Au cœur du débat sur les usages publics de la mémoire, le colloque « Mémoires des migrations et temps de l’histoire » réunissait à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, à Paris, les 23 et 24 novembre 2012, les contributions de chercheurs internationaux sur les enjeux de mémoire portés par les phénomènes migratoires dans nos sociétés contemporaines. Les nombreux cas nationaux représentés et les différentes échelles d’observations adoptées permettaient de saisir les multiples facettes de cette question. En effet, il était souligné dès l’introduction par Marianne Amar que migrations et mémoires devaient se comprendre au pluriel, car l’articulation des mémoires individuelles est aussi importante que la formation d’une mémoire collective, et les migrations sont un objet particulièrement pertinent pour apprécier ces différentes logiques. La migration est une aventure individuelle ou familiale, tout autant qu’elle s’inscrit dans des dynamiques de groupes et interroge les cadres nationaux. Elle donne lieu à des récits plus ou moins transmis par leurs protagonistes et fait l’objet d’évocations, voire de célébrations, plus ou moins fidèles. Le colloque offrait une palette riche de cas d’étude qui permettait d’explorer ces questions. Il consistait en une succession de dix tables rondes de trois à quatre contributions chacune, discutées par un modérateur [1] .
Les deux premières tables rondes étaient consacrées à la construction des mémoires nationales et posaient concrètement la question de l’usage politique du passé dans des contextes nationaux différents. Olaf Kleist et Maria Isabel Joao ont mis en lumière un glissement intéressant de deux nations aux caractéristiques migratoires pourtant contrastées – le Portugal et l’Australie – mais qui ont revisité leur passé impérial à la lumière des mouvements migratoires. Ainsi, Olaf Kleist démontre comment la fête nationale australienne est passée de la commémoration de l’arrivée des premiers colons à la célébration de la contribution des immigrés à
À travers ces usages politiques du passé, l’entretien d’une mémoire nationale en lien avec l’immigration ne se fait pas sans quelques accommodements. On peut ainsi voir l’intérêt des autorités australiennes à évacuer les heures troubles de la conquête pour chérir l’arrivée, moins problématique, s’il en est, des immigrés. En outre, Tony Kushner démontre que les entreprises d’entretien de la mémoire des migrations en Grande-Bretagne (muséales, en particulier) sont souvent réalisées au service d’un discours national qui vise à mettre en évidence la tradition d’accueil et de tolérance du pays. Confrontés à ces processus actifs de construction d’une mémoire collective des migrations au Royaume-Uni, les historiens ne doivent pas craindre de révéler les heures sombres de l’histoire de l’immigration dans ce pays, comme les déportations et les expulsions de réfugiés.
Face à l’intervention des pouvoirs publics dans les mobilisations mémorielles, Najette Rezzag Charpentier opère une distinction en fonction des niveaux de responsabilité. Dans le cas français, elle oppose le rôle des agents de l’ancien Fonds d’action sociale, devenu FASILD (Fonds d’aide et de soutien et de la lutte contre les discriminations) puis Acsé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances), lancés dans la valorisation des apports étrangers au patrimoine français. Ils se sont confrontés à la réticence de leurs autorités de tutelle qui ont réorienté leur action, leur donnant le sentiment de ne pas vouloir continuer à développer les sujets liés à l’histoire de la colonisation et de l’Algérie, en particulier.
La table ronde sur les mémoires de guerre et des migrations forcées permettait de traiter du cas spécifique de groupes déplacés à un moment précis dans l’histoire. La communauté d’expérience qui en résulte (tous ont connu le même impératif de départ) n’empêche cependant pas les tensions entre expérience intime et mémoire publique, surtout dans le cas d’événement douloureux. Nicole Immig montre ainsi l’importance de l’entretien de la mémoire des Grecs de la région du Pont (au bord de
Les temporalités de la mémoire se sont montrées à géométrie variable dans les contributions de la table ronde consacrée aux catégorisations. Dans un bel effort de déconstruction des usages mémoriels, Liem Khé Luguern évoque l’histoire des « travailleurs indochinois » recrutés pendant
L’oubli et la réapparition du sujet sont également au centre de la contribution de Laurent Dornel et Céline Régnard sur les travailleurs chinois recrutés pendant
Une table ronde sur le cas particulier des mémoires en diaspora permettait d’aborder la question de l’entretien d’une communauté imaginaire, quand le départ du pays quitté ne renvoie pas simplement à la génération des parents mais au-delà. On voit bien qu’un travail d’homogénéisation se fait dans un renouvellement des générations qui s’étend sur le temps long. L’espace revêt une importance de plus en plus symbolique : à la fois l’espace quitté, mythique et essentialisé (pour les Arméniens en Éthiopie étudiés par Boris Alderman), en même temps que l’espace d’accueil conditionne fortement le maintien des pratiques culturelles héritées (pour les descendants d’immigrés portugais étudiés par Irène Dos Santos).
En prenant l’angle d’approche du militantisme, la table ronde sur les mobilisations se situe au cœur des usages publics des mémoires par les acteurs sociaux. On distingue, d’une part, la mémoire comme cadre de l’action militante lorsqu’on a peu de ressources : c’est le cas des demandeurs d’asile soudanais réfugiés en Israël qui utilisent la référence à la mémoire de la Shoah pour revendiquer leur droits en tant que réfugiés, sans beaucoup de succès jusqu’à ce jour (intervention de Lisa Anteby-Yemini). D’autre part, la constitution d’une mémoire devient l’objectif de l’action dans le cas des conflits entre ouvriers immigrés et secondes générations de l’immigration en France (réels ou accentués par les médias). Ils ont été suivis par la création d’associations pour la mémoire de l’immigration, comme Mémoire fertile en 1987. La distinction entre la mémoire comme cadre de l’action militante et la mémoire comme objectif de l’action est opérée par Marie-Claire Lavabre pour souligner la plasticité des usages du passé ainsi que la concomitance de ces usages. En voulant faire une chronologie de la mémoire, elle fait remarquer qu’on lisse parfois des usages contradictoires et concomitants.
Après des interventions sur les usages publics et politiques des mémoires à l’échelle du groupe, les deux tables rondes suivantes ont porté plus particulièrement sur l’échelle individuelle ou familiale, de manière à explorer la question de la transmission de l’expérience – étape constitutive de
La question de la transmission de l’expérience migratoire apparaît essentielle parce qu’elle est à l’origine de la construction des mémoires et parce qu’elle est soumise à de nombreux obstacles : difficulté à évoquer des moments difficiles ou sélectivité dans la restitution des parcours pour magnifier l’expérience. Dans le cas des exilés chiliens étudiés par Fanny Jedlicky, les enfants se trouvent l’objet de véritables « mandats familiaux » pour porter haut les couleurs du militantisme de gauche et de l’attachement au Chili. Pour Élise Pape, les efforts de transmission d’une histoire familiale se font dans un cadre transnational pour des familles d’immigrés marocains en France, en Allemagne ou rentrés au Maroc. Pour Angéline Escafré-Dublet et
Mais la mémoire familiale est aussi constitutive d’identités fortes comme l’ont montré les contributions de Léo Mariani, Julie Voldoire et Anouche Kunth concernant les immigrés Cambodgiens, les Juifs polonais et les demandeurs d’asile arméno-soviétique, respectivement. Les questions de temporalité ont alors leur importance. Dans la contribution de Léo Mariani, la première visite au Cambodge des enfants d’immigrés cambodgiens introduit une césure et redynamise la constitution d’une mémoire familiale de
Les deux dernières tables rondes portaient sur les liens entre mémoire et culture, à travers des interventions sur les productions culturelles des migrants et les politiques de patrimonialisation. Tandis que les présentations sur les productions culturelles posaient la question des formes et des supports culturels propices à la représentation de l’expérience migratoire : les documentaires sur les femmes maghrébines (Leslie Kealhofer), la musique pour les Juifs new-yorkais (Éléonore Biezunski) et le cinéma pour les immigrés russes en France, au début du XXe siècle (Kateryna Lobodenko). La forme muséale s’impose dans les politiques de patrimonialisation. Sophie Wahnich soulignait ainsi que derrière le mandat de représentation et de valorisation des apports des immigrés aux cultures nationales, il ne faut pas négliger l’entreprise de réconciliation que représente la création d’un musée. Ceci pouvait s’observer dans les différentes entreprises muséales présentées : le musée des migrations italiennes (Paula Corti), l’exposition sur les diasporas du musée ethnographique de Rome (
Dans ses conclusions, Sabrina Loriga soulignait la plasticité de
[1] Pour le programme complet, voir : http://www.histoire-immigration.fr/2012/1/memoires-des-migrations-et-temps-de-l-histoire [lien consulté le 07/12/2012].