Soixante ans après sa mort, Charles Maurras demeure une figure de la politique et des lettres qui fascine par son caractère essentiel à l’histoire du premier XXe siècle français. Objet de vénération comme de haine tout aussi excessives l’une et l’autre, l’enfant de Martigues a bien eu son moment politique et intellectuel.
Sans doute le maître de l’Action française n’a jamais cessé d’intéresser parce que l’homme fut complexe et entier, complexe de personnalité, entier dans ses prises de positions, comme le sont les grands doctrinaires. La quête biographique que lui consacra en son temps Pierre Boutang révèle le caractère entier du personnage qui ne peut se résumer à un parcours politique. Théoricien de l’idée monarchique, journaliste et éditorialiste, écrivain et, surtout, poète, maître à penser de plusieurs générations de militants, chef des Camelots du Roi, prisonnier de deux républiques et thuriféraire de Vichy, homme de la séduction et homme d’influence, voilà déjà bien du grain à moudre pour partir à la rencontre du Martégal.
C’est là que l’on mesure l’ampleur du travail accompli par Olivier Dard. Son livre est une synthèse importante qui embrasse une documentation non moins considérable. Au fleuve des imprimés qui accompagnent la vie de Maurras s’ajoutent les ouvrages plus récents traitant aussi bien de l’Action française que de son chef. À côté de la somme consacrée à l’Action française d’Eugen Weber, les biographies de Maurras ne manquent pas. Après celles des anciens fidèles, déçus ou nostalgiques, se sont ajoutées des entreprises différentes dans leur écriture, celle d’Yves Chiron [1] , qui ne cache pas son empathie pour son sujet, celle de Stéphane Giocanti [2] qui met l’accent sur l’œuvre et la dimension littéraire de Maurras, celle de Bruno Goyet [3] aussi. Enfin, en 2013, Axel Tisserand publiait un Cahier de l’Herne et les actes d’une journée d’études organisée par le Cercle de Flore [4] . L’Action française a, quant à elle, fait l’objet d’une série de colloques universitaires récents dont Oliver Dard a été l’un des promoteurs [5] . À cela il faut ajouter les entreprises éditoriales, en particulier de la correspondance de Charles Maurras, depuis le livre de Pierre-Jean Deschodt à l’important courrier échangé entre Maurras et l’abbé Penon et édité par Axel Tisserand [6] .
Tout ceci donne déjà la mesure de l’ouvrage qui vient de paraître. En onze chapitres, nous suivons l’itinéraire de Maurras, de son enfance à sa postérité. L’aventure commence sous le ciel de Provence très vite marquée par le deuil du père et, surtout, par le drame de
Les années 1894-1897 sont, selon Stéphane Giocanti, les « années de définitions », et cela passe par la publication et le succès du Chemin de Paradis, au grand dam de l’abbé Penon qui y voit la confirmation de l’éloignement spirituel de son protégé qui se défend comme il peut : « le catholicisme, je l’admets tout entier, et avec passion, sauf le déisme qui y est enfermé » ; ce qui l’intéresse désormais, c’est l’héritage helléno-latin, et de faire une différence entre catholicisme et christianisme. Les fondations de la doctrine sont prêtes et seront sans concessions. Une nouvelle étape est franchie avec la participation de Maurras à La Cocarde de Barrès, expérience éphémère mais aussi forte que le sera celle du Cercle Proudhon des années 1911-1913. Ces moments, comme le souligne l’auteur, ont une grande importance car ils sont des périodes de remembrements à l’échelle du pays, où s’organisent des rapprochements, monarchistes et républicains, socialistes et antiparlementaires, etc. Pour certains se joue le titre de « socialistes » ; pour d’autres, l’idée générale de « la nation » ; pour tous, il y a un combat politique à mener contre le pouvoir.
Le voyage d’Athènes à l’occasion des Jeux olympiques est celui de l’affermissement de
L’affaire Dreyfus, c’est l’affaire de Maurras. Oliver Dard insiste sur la précocité de l’engagement du Martégal et surtout sur la dimension considérable du combat. Dès février 1898, il en fait une question « principielle » (p. 77) qui n’est pas seulement politique mais aussi philosophico-religieuse. Surtout, Maurras se démarque des nationalistes car il a renoncé à l’attente de l’homme providentiel, le « sabre » patriotique qui doit en finir avec cette Troisième République. Maurras a définitivement proclamé la nécessité monarchique et c’est l’axe de son argumentaire. Alors tout s’enchaîne, la fondation de l’Action française (la ligue en 1905, le quotidien en 1908), l’arrimage de Vaugeois, de Montesquiou, le succès de « l’Enquête sur
Après la maturation, vient le temps délicat de la mise à l’épreuve du quotidien et là, Olivier Dard nous montre un Maurras qui se révèle « bien davantage un homme de lettres qu’un homme d’action ». L’attraction intellectuelle l’emporte sur le recrutement militant. C’est sur ce constat que s’élabore toute l’histoire de l’Action française malgré les combats, l’activisme des Camelots du Roi (petite remarque, Thalamas, giflé par des étudiants d’AF, était enseignant à Condorcet et non à
En 1918, les rangs de l’Action française sont décimés. Les élections de 1919 sont un échec (17 députés dont Léon Daudet et Xavier Vallat) ; reste le « parti de l’intelligence », mais face aux contextes de l’après-guerre, cela ne suffit plus même si l’éclat est toujours là. De plus, les termes du débat ont changé. C’est désormais sur les questions économiques et sociales que l’on attend des réponses. Olivier Dard insiste sur le rôle de Valois pour arrimer ces questions à la doctrine et séduire les milieux industriels ou syndicaux. Sans grand succès. L’Action française semble avoir plus de chance sur le terrain des Affaires étrangères et l’auteur rappelle les convergences de vue entre Poincaré et l’Action française sans pour autant trancher sur l’influence de l’une sur l’autre malgré un intérêt mutuel dont témoigne
La position de l’Action française et de Maurras s’aggrave avec la condamnation de 1926 par le Saint-Siège et le non possumus en guise de réponse. Au même moment, Thibaudet célèbre Maurras comme écrivain et penseur politique. Les courbes se croisent. Quant à l’action politique, elle est marquée par
Arrive le temps de l’immédiat avant-guerre. Pour Bernanos, qui l’écrit dans Nous autres Français, Maurras est un astre mort. Cette position semble être partagée par Olivier Dard, l’image de l’étoile éteinte renvoyant l’âge d’or de l’Action française avant 1914. Mais, il ne faudrait pas cependant que ce constat minore la place de l’Action française dans les turbulences des années 1930. Au demeurant, Maurras est au fait de sa gloire littéraire quand il entre à l’Académie en 1939.
Quant à la guerre et à Vichy, Oliver Dard fait une analyse minutieuse des propos de Maurras et en termine avec le « mythe du chef d’orchestre clandestin de
Le livre s’achève sur les dernières années de Maurras, décédé à Tours en 1952. Oliver Dard brosse un tableau utile des postérités, notamment, et c’est un des grands mérites de ce livre, à l’étranger. On avait mal mesuré jusqu’alors l’influence de Charles Maurras hors de France, en particulier dans l’aire francophone (Canada, Belgique), dans l’Empire (Indochine), dans l’Europe latine (l’intérêt que lui porte Salazar est très significatif) et même en Haïti ou aux États-Unis. L’effacement de l’Action française, malgré Madiran (Jean Arfel), Calzant, Pujo et quelques « maurrassiens du reflux » comme Thibon, semble confirmer la thèse d’Oliver Dard. Le discrédit vichyssois et le reductio ad fascistum du nationalisme dans le débat du dernier demi-siècle ont accéléré l’érosion. Pour autant, des héritages diffus existent, comme le rappellent les dernières pages de l’ouvrage. Celui assumé par Pierre Boutang ne fut pas le moindre. Le ralliement aux institutions de la Ve République du futur professeur en Sorbonne témoigne d’une postérité politique qui n’est pas si paradoxale que cela.
En saisissant à bras le corps le météore Maurras, ce livre contribue de façon importante à l’histoire politique et intellectuelle de
[1] Yves Chiron, La vie de Maurras, Paris, Perrin, 1991, rééd. Éditions Godefroy de Bouillon, 1999.
[2] Sur l’ouvrage de Stéphane Giocanti, voir le compte rendu publié le 7 février 2008 dans
[3] Bruno Goyet, Charles Maurras, Paris, Presses de Sciences Po, « Références Facettes », 2000.
[4] Axel Tisserand (dir.), Charles Maurras, soixante ans après. Paris, Téqui, 2013, 216 p.
[5]
Olivier Dard et Michel Grunewald (ed.), Charles Maurras et l'Étranger. L'Étranger et Charles Maurras. L'Action française. Culture, politique, société (II), Berne, Peter Lang, Convergences, vol. 50, 2009. VIII + 427 p.
Olivier Dard,
[6] Pierre-Jean Deschodt (ed.), « Cher Maître ». Lettres à Charles Maurras, Paris, Bartillat, 1995, 626 p.
Axel Tisserand (ed.), Dieu et le Roi. Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928), Toulouse, Privat, 2007, 752 p.